Chostakovitch et sa Quatorzième symphonie : l’inéluctabilité de la mort

par

Dmitri Chostakovitch (1906-1975) : Six Poèmes de Marina Tsvetayeva, suite pour contralto et orchestre de chambre op. 143a ; Symphonie n° 14 pour soprano, basse et orchestre de chambre op. 135. Elizabeth Atherton, soprano ; Jess Dandy, contralto ; Peter Rose, basse ; BBC Philharmonic, direction John Storgårds. 2022. Notice en anglais, en allemand et en français. 74'47''. Chandos CHSA 5310.

Placée sous le signe de la mort, la Symphonie n° 14 de Chostakovitch, créée à Moscou le 29 septembre 1969 par Rudolf Barshai qui l’enregistrera (Melodyia), compte parmi les créations les plus poignantes du compositeur. Il s’agit de onze chants sur des textes de différents poètes, un cycle destiné à un orchestre réduit à dix-neuf cordes, à quelques instruments de percussion (xylophone, toms-toms, castagnettes, vibraphone…) et au célesta, avec deux solistes du chant. 

Hospitalisé longuement au début cette année-là et soumis à une mesure restrictive quant aux visites, Chostakovitch lit abondamment, en particulier des poètes français. Bientôt naît l’idée d’une nouvelle symphonie à laquelle l’orchestration récente, par le compositeur, des Chants et danses de la mort de Moussorgski, dont le contenu l’avait profondément marqué, n’est pas étrangère. 

L’intéressante notice du spécialiste de la musique de Chostakovitch qu’est le musicologue britannique David Fanning (°1955) évoque de longues explications fournies par le compositeur lui-même quant à son projet. On peut y lire ceci : La mort nous attend tous. Je ne vois rien de bon dans une telle fin à nos vies et c’est ce que j’essaie de traduire dans cette œuvre. Pour accentuer le propos, le musicien ajoutera ailleurs : Je veux que mes auditeurs, quand ils quitteront la salle après avoir entendu ma symphonie, pensent que la vie est vraiment merveilleuse. C’est donc à la fois une forme de protestation contre l’inéluctable destin réservé à tous et une affirmation d’amour pour l’existence que la thématique développe à travers des poèmes, tirés de ses lectures, de Garcia Lorca, d’Apollinaire (la majorité), de Rilke et de Küchelbecker (1797-1846), seul Russe, qui a fait partie de l’insurrection décembriste de 1825 et a été proche de Pouchkine. Ces auteurs ont tous connu une fin dramatique, victimes d’assassinat (Lorca) ou de maladies incurables. L’atmosphère de ce cycle dédié à Benjamin Britten, dont le War Requiem date de 1962, est globalement intime et douloureuse, ponctuée par de brusques éruptions plaintives ou fortement expressives. Elle se situe souvent à la limite de la tonalité, avec quelques introductions de séries dodécaphoniques. 

Le choix même des textes (hélas non reproduits) est contrasté. On y relève un De profundis initial qui rappelle le Dies irae grégorien, suivi d’’une danse funèbre obsédante avec castagnettes (Lorca, deux fois). Apollinaire est très présent avec six poèmes, dont la tragique Lorelei, l’accablant Suicidé, avec un violoncelle solo déchirant, A la prison de la santé dont la nudité stylistique rappelle celle du poète français brièvement emprisonné pour recel, ou la Réponse des cosaques zaporogues au sultan de Constantinople, autre facette de la répression. Un rappel romantique pudique commémore le souvenir de l’ami de Pouchkine, avant que deux textes de Rilke, dont La Mort du poète, avec ses notes hyper aigües aux violons, ne viennent ponctuer la conclusion. Celle-ci, très brève (un peu plus d’une minute), apparaît angoissante dans son pessimisme cru. 

A la tête d’un BBC Symphony investi, le chef finlandais John Storgårds (°1963) est ici bien plus convaincant que dans d’autres symphonies de Chostakovitch qu’il a déjà dirigées pour Chandos (n° 11, 12 et 15). Il adopte des tempi mesurés, mettant en valeur tous les détails d’une instrumentation inspirée, conférant aux cordes toute leur expressivité et à la percussion tout son tranchant. La soprano Elizabeth Atherton et la basse Peter Rose, tous deux Anglais, se partagent avec une éloquence maîtrisée ces textes en version russe, souvent désespérés, avec des élans douloureux, bien en phase avec un climat dans lequel, malgré les dires de Chostakovitch, on éprouvera du mal à trouver une forme d’espoir. Sans atteindre l’absolue réussite de Bernard Haitink avec le Concertgebouw d’Amsterdam (Decca, 1980) et le couple Varady/Fischer-Dieskau qui faisaient de cette symphonie un message au langage universel, la présente version prend une place appréciable auprès, notamment, des récents Petrenko/Liverpool (Naxos, 2014) et Nelsons/Boston (DG, 2021). On n’oubliera pas non plus la version russe de Gennady Rozhdestvensky et son austère âpreté, en 1985 (Melodyia).

Avant la symphonie, une autre partition poignante propose un couplage idéal. Il s’agit des Six Poèmes de Marina Tsvetayeva pour contralto et orchestre de chambre. Composés initialement pour le piano, ils ont été orchestrés par Chostakovitch en 1973. Cette poétesse (1892-1941) connut une existence tragique. Après avoir quitté la Russie où l’une de ses filles mourut de faim, elle végéta, pauvre et tuberculeuse, dans plusieurs capitales occidentales. Rentrée à Moscou en 1939, où son mari, accusé d’espionnage avec l’étranger, fut exécuté deux ans plus tard, elle mit fin à ses jours, sans savoir ce qu’il était devenu. Chostakovitch a choisi six poèmes d’un recueil paru en 1965, où il est question d’amour angoissé, de référence au Hamlet de Shakespeare ou de réflexions sur le pouvoir à travers les relations de Pouchkine avec le tsar Nicolas Ier. On y trouve aussi un hommage à Anna Akhmatova (1889-1966), autre poétesse victime du régime soviétique. C’est la contralto Jess Dandy, toute en réserve mais non sans générosité, qu’est confié cet hommage, ample mais tout aussi douloureux, dans lequel les pupitres du BBC Philharmonic répondent adéquatement au geste large de leur chef.

Son : 9  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 9

Jean Lacroix       

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