Ensemble(s) : une puissante miscellanée musicale

par

Ensemble(s). Jean-Luc Fafchamps (1960-) ; Musiques Nouvelles, The European Contemporary Orchestra, Jean-Paul Dessy, Claire Bourdet. 58’51" – 2024 – Livret : anglais. Sub Rosa. SR547. 

Sub Rosa collecte sur ce disque, opportunément titré Ensemble(s), cinq compositions, écrites à différentes époques, dans différents contextes et aux options esthétiques différentes, par un compositeur belge au catalogue fourni, pilier pianistique de l’ensemble Ictus, prolixe et inventif.

Avec l’espoir, ingénu mais vaillant, de changer le cours (ne serait-ce que) d’un événement, The Wave, sur un texte d’adolescent (de 55 ans, mais qu’importe) aux yeux saturés d’idéal (égalité, justice… ces valeurs-qui-deviennent-choses et qu’il nous est si facile d’oublier une fois lancés dans la vie-active-reproductive-accumulative…), se fâche contre la gestion européenne, économique et financière, de la crise de la dette grecque, où FMI et BCE jouent des gendarmes ayant perdu Guignol, dans une saynète dépouillée d’humour : la musique, pour grand ensemble, gronde, grince des dents, fracasse (les percussions, mais pas que) dans des élans rageurs ; sombre, elle suit les mots qui déplorent la perte du rêve et convoque la mort comme grande égalisatrice. (Je me souviens de l’incompréhension d’alors de mon ami Heracli – pourtant lui-même entrepreneur –, au prénom révélateur mais installé au cœur de l’Europe depuis aussi loin qu’il s’en souvienne, atterré devant la rigueur punitive s’abattant sur ses concitoyens d’origine.)

Tout autre s’annonce Ainsi une courbe…, écrite en mémoire d’Arthur Grumiaux, violoniste virtuose et pédagogue issu de Villers-Perwin, au nord de Charleroi : mélodique avec un cheminement pas si prévisible, la pièce, enroulée autour du violon de Claire Bourdet, « limpide et sobre » (comme le jeu du célébré) mais expressément expressive, se montre souvent grave, voire comminatoire – comme une injonction juste et intimidante.

Les lettres Soufies sont à Jean-Luc Fafchamps ce que la pierre philosophale est à l’alchimiste : un grand œuvre (plus d’une vingtaine à ce jour – il est possible qu’il y arrive), ambitieux, inspiré du Jawâhiru’l Khamsah, le tableau soufi aux symboles reliés aux 28 lettres de l’alphabet arabe, où 28 compositions construisent un ensemble, fourmillant d’interrelations complexes, exhaustif et complet – dit comme ça, on douterait de la raison du compositeur, mais à entendre la musique, on frétille et on saute sur place, réjoui et surexcité. D’ailleurs, c’est le hasard, stratégie oblique de l’instant, l’accident et la mutation, darwinienne, qui, peut-être plus encore que le cerveau volontaire derrière sa partition, structure et déstructure l’ensemble(s). Ahurissant.

Tout autre est Attrition, plus ancienne et au titre polysémique : dans le contexte religieux, elle a trait au regret de l’offense au dieu ; militaire, elle vise l’épuisement des ressources de l’adversaire (mais oui, l’autre, celui d’en face) ; administrative, elle raconte la réduction progressive et par voie « naturelle » (départs volontaires, décès) de l’effectif d’une entreprise ; dans le domaine médical, elle se réfère à la contusion causée par frottement – et c’est le frottement qui occupe ici le musicien, celui de l’archet sur la corde, développé comme un face-à-face entre un tissu limpide et une attaque abrasive (le suraigu, le grave), au final heureux où les deux couches font la paix et se fondent l’une dans l’autre.

Comme un exercice de style, un défi à la facilité qui fait de la distinction une taxonomie, Multiple, qui termine le disque, invite à sa table Ennio Morricone et Philip Glass : si les deux naissent à moins d’une décade d’intervalle, composent et voient leur musique largement diffusée, les différences, esthétiques, de contexte, d’époque même, sautent plus aux yeux que ce qui les unit. Dans cette pièce à l’ironie scintillante, Fafchamps assemble, Fafchamps rassemble – et fait la nique à ceux qui pointent du doigt la différence-cause-du-mal.

Son : 8 – Livret : 8 – Répertoire : 9 – Interprétation : 8

Bernard Vincken

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