Bach à Lüneburg : neuvième volume d’une remarquable intégrale de l’Orgelwerk
Intégrale de l’oeuvre d’orgue vol. 9. Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Variations canoniques BWV 769/760a ; Fuga sopra il Magnificat BWV 733 ; Aria d’après Couperin BWV 587 ; Variations sur Herr Christ der einig’ Gottessohn Anh.77 ; Fugue en sol mineur BWV 131a ; O Vater allmächtiger Gott BWV 758 ; Fugue en sol majeur BWV 577 ; Wenn wir in höchsten Nöten sein Anh.78 ; Liebster Jesu, wir sind hier BWV 754 ; Six Chorals « Schübler ». Marie-Ange Leurent, Éric Lebrun, orgue de l’église Saint Jean de Lüneburg. 2023. Livret en français. 74’13''. Chanteloup Musique.
En découvrant à sa parution le premier jalon de cette intégrale initiée voilà dix ans, nous avions succombé à l'approche des Choralpartiten, franche, sincère, expressive mais sans esbrouffe. Le projet s’achemine maintenant vers sa fin, avec cette pénultième étape dont le menu se répartit entre deux sommets de l’Orgelwerk : les savantes Variations canoniques et les célèbres Schübler.
Les Silbermann de Soultz et d’Ebersmunster pour les Partitas et le recueil Neumeister, le Grenzing de Saint-Cyprien en Périgord pour l’Orgelbüchlein, les Kirnberger et le volume 7, le somptueux Trost de Waltershausen pour la Clavierübung III, le Köhler de la Kreuzkirche de Suhl pour le grand cycle de Leipzig, le Freytag-Tricoteaux de Béthune pour les concertos, le Fossaert de Bourron-Marlotte pour les pièces dans le style italien, le Freytag-Tricoteaux de Strobl-am-Wolfgangsee et l’Ahrend de Porrentruy pour une salve de Préludes & Fugues, le très inattendu Grenzing-Cattiaux de Notre-Dame de Belvès pour une rare collection de chorals qui relèverait volontiers d’un Joker Découvertes : après ces dix orgues, le onzième retenu est celui de la Johanniskirche de Lüneburg (Basse-Saxe).
Edward Power Biggs s’y était arrêté lors de son panorama des orgues historiques d’Europe (CBS, 1973, peu avant la seconde restauration effectuée par Rudolf von Beckerath), et précédemment dans son album qui confrontait le diptyque BWV 565 à quatorze tribunes. Déjà au même milieu des années 1950, pour Archiv Produktion, on se rappelle Heinz Heintze dans des anthologies consacrées à Nikolaus Bruhns, Vincent Lübeck et Georg Böhm, qui tint cette console, la fit moderniser par Matthias Dropa (un disciple d’Arp Schnitger), et la fit probablement découvrir au jeune Johann Sebastian qui étudiait dans la ville. Plus récemment, on saluera Jörg Halubek pour une superbe lecture de l’Orgelbüchlein (Berlin Classics). Qui veut entendre cet orgue sous les doigts de son titulaire, qui le caractérise de « septième ciel », se reportera aux plages 13-14 du volume V de la collection Orgellandschaften (Nomine), excellemment capté par Toms Spogis en juillet-août 2014.
Quiconque a pu écouter in situ ce colosse ne peut qu'être impressionné par la puissance de son déploiement acoustique, être séduit par sa palette sonore. À tel point qu'on aurait aimé l'entendre dans un éventaire plus démonstratif, à l’instar de Kare Nordstoga (Lawo, 2017). L’assortiment de Toccatas gravées à Saint-Cyprien aurait mérité la riche panoplie de St Johannis, quand la lisibilité de cet orgue périgourdin aurait pu suffire à dessiner la polyphonie des didactiques variations BWV 769 et à parer les six Schübler. Entre disponibilité accordée par les tenanciers, contexte sanitaire de 2020, on devine certes que les contingences ne permettent pas toujours d’accéder aux instruments optimaux au moment où l'on voudrait. Pour autant ne boudons pas notre plaisir, et apprécions dans ce programme cet empereur d'une cinquantaine de jeux sur trois claviers & pédalier (quatorze à lui seul dont Posaune en 32'), avec Principal et Trompette en 16' au Hauptwerk, anche douce 16' au Rückpositiv.
Comme beaucoup d'instruments historiques, celui de la Johanniskirche est une sédimentation accumulée au fil du temps. Au sortir de la Renaissance, il trônait déjà comme un des plus imposants buffets d'Allemagne. Les plus anciens tuyaux remontent au XVIe siècle, et sont entendus dans la registration de la galerie sur O Vater, allmächtiger Gott BWV 758. Quant à elle, la Fugue BWV 577 valorise l’opulent plein jeu du lieu. Parmi les particularités, le couple d’interprètes propose une lecture à quatre mains des Variations canoniques pour faciliter la perception contrapuntique des voix. Similairement, les Schübler sont ornés d'un continuo, dont on appréciera le halo dès le Wachet auf, non sans que ce treillage ne vienne apparenter ce cahier à un guillochis Rococo. Mais on se laisse aussi griser par l’entêtante plénitude du Meiner Seele erhebt den Herren. Outre un haut niveau d’inspiration et d’exécution, la magie du genius loci semble avoir opéré sur les deux organistes, qui nous la font aisément partager. Les six Sonates en trio sont désormais attendues et devraient couronner ce qui apparaît déjà comme une des plus fiables intégrales sur le marché.
Christophe Steyne
Son : 9 – Livret : 8,5 – Répertoire : 8-10 – Interprétation : 9,5
Marie-Ange Leurent – Éric Lebrun