Avec Sur le fil, Sturm und Klang souffle les 20 bougies du Forum de la Création Musicale

par

Philippe Boesmans (1936-2022), Pierre Bartholomée (1937-), Denis Bosse (1960-), Jean-Pierre Deleuze (1954-), Grégory d'Hoop (1986-), Apolline Jesupret (1995-) : Sur le fil. Sturm und Klang, Thomas Van Haeperen. Double compact-disc. 92’15 – 2022 – Livret en : français et anglais. Soond et Forum de la Création Musicale. SND 22024.

C’est avec l’ensemble fondé et dirigé par Thomas Van Haeperen que le Forum de la Création Musicale inaugure la publication de ce qui s’annonce comme une collection d’enregistrements estampillant les 20 ans de l’association : six pièces, six compositeurs, certains bien établis, d’autres qui montent en puissance, une image de l’élan créatif de cette partie du royaume qui parle français -ou jase wallon (voire, dans certains cas plus belgo-orientaux, spricht Deutsch). Langue que Sturm und Klang fait sienne au point de se nommer, dès ses débuts au tournant du siècle, en référence au mouvement romantique allemand de la fin du 18ème qui, face aux Lumières, si rationnelles (si superficielles, gesticulent les précurseurs de Freud), revendique la primauté du sentiment et de l’intériorité -même si le son (« Klang ») s’impose à la passion (« Drang ») : l’ensemble explore les œuvres contemporaines et crée un lien de confiance avec de jeunes compositeurs lors d‘ateliers pratiques d’écriture et d‘orchestration.

Elle me frappe par sa charge mélancolique -la Cathédrale de la ville disparue d’Ani, en Arménie, a inspiré le compositeur-, ses avancées sans cesse échouées : Trois chemins en Hayastan, pièce en trois parties de Jean-Pierre Deleuze, écrite à l’origine pour piano seul et ici développée pour l’orchestre, reçoit ses interventions persistantes, nettes et limpides, concises, presque laconiques, comme autant d’indications distinctes de l’histoire (du « chemin »), comme autant de piques dans la feutrine qui montrent la direction, le sens, le contour -par sa fragilité, cette remise en cause répétée qui le fait pourtant avancer, ce morceau est peut-être celui qui répond le mieux au titre du disque, Sur le fil, mantra du funambule. J’accroche aussi, pour d’autres raisons, à Une roe qui tourne, pour lequel Grégory d’Hoop se réfère à la fois aux motets de Guillaume de Machaut (les proportions rythmiques, en rapport avec les nombres sacrés) et à György Ligeti (son intérêt pour ces techniques de compositions anciennes), apports qu’il enrichit de ses propres recherches sur les modes micro-tonaux pour insinuer de la dissidence dans sa musique, comme on saupoudre légèrement un plat de poivre de Cayenne. Il est question de ruptures plus tranchées dans la pièce de Pierre Bartholomée, ou plutôt d’éruptions, d’effervescences ponctuelles, de jaillissements acérés, qu’écartent des résonnances, sinon domptées du moins désarmées : monument (non pas un de ces édifices nés sur une table d’ingénieur, mais fortification naturelle, de celles que l’on imagine sans hasard et faites pour durer toujours -parallaxe de notre point de vue étriqué sur l’univers) de près d’une demi-heure, La rupture des falaises laisse pantois et minuscule tant elle manie l’anxiété en profondeur (la puissance de l’eau, qui façonne puis détruit le roc) -sans l’emphase du journal télévisé et avec le respect de son sujet.

Le frénétique Surfing est enregistré lui aussi lors du concert du 4 décembre 2021 au Théâtre Marni à Bruxelles, au programme titré Résonances de la vague, et Philippe Boesmans y sollicite l’instrumentiste comme la vague le surfeur : il s’agit de glisser sur elle sans s’y engloutir puis de rebondir, dans une « succession de lignes longues et courtes », mais encombrées, changeant de sens et de logique, dans des mouvements semblables ou dissemblables - une partition exigeante, « sportive » même. De La baigneuse, tableau de Léon Spilliaert d’une jeune femme au maillot noir assise devant une mer troublée, Apolline Jesupret, avec le doigté subtil qu’on lui connaît, prend les mouvements aquatiques (ces étranges ondes noires et liquides) pour donner à Comme la dansante allure des vagues l’énergie contrariée de l’eau, son tumulte sourd mais intraitable, de l’épure à la massification et retour.

Charnière entre les deux disques, Presto Strepitoso de Denis Bosse se distingue par le choix de l’effectif instrumental (cuivres graves) autant que par son pari, piquant, d’explorer un quotidien sonore (urbain, ferroviaire…) parfois hargneux, pour en extraire une musicalité renouvelée et singulière -la pièce fait partie du cycle Lettres aux sons du monde.

Son : 8 – Livret : 8 – Répertoire : 8 – Interprétation : 9

Bernard Vincken

 

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