Barbara Hannigan illustre, sans convaincre, le bonheur conjugal de Messiaen
Olivier Messiaen (1908-1992) : Chants de terre et de ciel, pour soprano et piano ; Poèmes pour Mi, pour soprano et piano ; La Mort du nombre, pour soprano, ténor, violon et piano. Barbara Hannigan, soprano ; Charles Sy, ténor ; Vilde Frang, violon ; Bertrand Chamayou, piano. 2022. Notice en anglais, en français et en allemand. Textes des poèmes avec traduction anglaise. 58’ 40’’. Alpha 1033.
Le 22 juin 1932, Olivier Messiaen épouse Louise-Justine Delbos, dite Claire (1906-1959), fille d’un professeur renommé de La Sorbonne. La jeune femme a été élève à la Schola Cantorum, où elle a étudié le violon, la musique de chambre et la composition, notamment avec Vincent d’Indy. Les photographies nous révèlent une grande fille saine et simple, aux longs cheveux blonds, au visage d’une grande harmonie, à l’expression rêveuse et grave, émouvante et d’une infinie douceur. Ainsi la dépeint Harry Halbreich dans son livre sur Messiaen (Fayard, 2008, p. 39). En novembre, Olivier dédie à Claire, dont il est très amoureux, un Thème et Variations pour violon et piano, le surnom qu’il lui donne, « Mi », apparaissant en notation musicale, sous forme de blanche. Le couple interprète, lors d’un concert, cette page passionnée et virtuose. En 1936, Claire et Olivier s’installent dans leur nouvelle maison, à Petichet dans l’Isère, face au lac de Laffrey, dans un paysage alpin. Messiaen y composera l’essentiel de son œuvre et y sera enterré.
La première partition qui y est réalisée est un chant d’amour pour son épouse : les Poèmes pour Mi, un cycle de neuf chants en deux Livres, qui concrétise l’union entre homme et femme, que le très croyant compositeur, auteur des remarquables textes sous l’influence de Pierre Reverdy (1889-1960), voit comme un symbole entre le Christ et son église, ainsi que l’indique spécifiquement la cinquième mélodie :
Va où l’Esprit te mène/Nul ne peut séparer ce que Dieu a uni,/Va où l’Esprit te mène,/L’épouse est le prolongement de l’époux/ Va où l’Esprit te mène,/Comme l’Église est le prolongement du Christ.
L’inspiration est nourrie de cet amour épanouissant, mais aussi des paysages qui l’enchantent. La création intégrale a lieu le 28 avril 1937, en la salle La Spirale de la Schola Cantorum, dans la version voix/piano. La cantatrice, Marcelle Bunlet (1900-1991), qui a été applaudie en son temps à la Monnaie de Bruxelles, est une wagnérienne accomplie ; Messiaen est au clavier. Le premier chant, Action de grâce, sera donné dans sa version orchestrale à Paris, salle Gaveau, le 4 juin suivant. Toujours avec Marcelle Bunlet, dirigée par Roger Désormière. Dans ces Poèmes pour Mi, on trouve de la psalmodie, mais aussi des vocalises qui vont parfois jusqu’au cri. Une symbolique parcourt les textes, autour de la préparation au mariage puis de son accomplissement. Il faut peser la portée des mots, car on y retrouve la volupté aussi bien que la prière, les aspects sentimentaux et l’épouvante face à la perte potentielle de l’amour divin.
Un événement heureux dans le couple, la naissance de Pascal, le fils unique, le 14 juillet 1937 (il est décédé en 2020), est la clef du second cycle conjugal, les Chants de terre et de ciel, six mélodies composées à l’été 1938. La paternité attendrie (Pascal est affectueusement et ludiquement nommé Bébé-Pilule) s’ajoute à l’amour, physique et spirituel, et à l’innocence de l’enfant, en partage avec l’appel à la protection des anges gardiens et à la résurrection du jour de Pâques, même si l’évocation d’un cauchemar, avec la ville en toile de fond, vient troubler la sérénité de façon angoissante. La voix est sollicitée dans un registre un peu plus léger que dans les Poèmes pour Mi, avec un piano parfois exacerbé, à l’écriture symphonique. Messiaen n’estimera d’ailleurs pas utile d’orchestrer sa partition. On sait qu’à ces hymnes à l’amour conjugal, le destin répondra cruellement : dès les années de guerre, Claire Delbos est victime d’une grave maladie qui finira par une hospitalisation, puis par son internement. Elle mourra à un peu plus de cinquante ans, le 22 avril 1959.
Malgré toute l’admiration personnelle que nous éprouvons pour Barbara Hannigan, son approche de ces deux cycles nous laisse perplexe. Messiaen a destiné ces chants à une soprano dramatique, et l’ampleur de la voix de la créatrice, Marcelle Bunlet (qui n’en a hélas pas laissé de témoignage), est significative de ses intentions. Dans la notice qu’elle signe, la soprano canadienne indique que son travail avec Bertrand Chamayou, qui se révèle, tout au long du parcours, à la fois raffiné et engagé comme à son habitude, a consisté à d’abord apprendre le langage de cette musique particulière : le dialogue et le développement des tonalités, la superposition complexe des motifs rythmiques et les différentes strates de sons dissimulées sous les mots. Le souci, c’est que sa voix, si elle est claire et nourrie par la finesse qu’on lui connaît, n’est pas tout à fait en phase pour aborder les aspects dramatiques, et que des aigus lancés se révèlent criards, voire forcés. Barbara Hannigan porte plus l’accent sur l’émotion, qu’elle maîtrise avec art, que sur l’exaltation, mais ce sentiment dominant uniformise les nuances et les contrastes qui parcourent un ensemble qui ne manque pas d’effets contradictoires. On considérera dès lors cette version comme une vision personnelle, qui ne nous convainc qu’à moitié ; elle est certes respectable, mais elle entraînera sans doute des commentaires en sens divers.
En complément de programme, on trouve La Mort du nombre, une brève cantate (une dizaine de minutes) qui accueille la seule voix masculine de l’ensemble de la production mélodique de Messiaen. Cette page de jeunesse (1930), sous influence ravélienne et wagnérienne, évoque l’âme libérée des servitudes du corps par la mort [qui] accède à l’union éternelle avec Dieu (Harry Halbreich). Tendresse et tourments se mélangent dans ce dialogue entre un ténor très sollicité dans l’aigu et une soprano apaisante, au récitatif mi-parlé mi-chanté, avec un violon éthéré et un piano radieux qui complètent une atmosphère proche de l’extase. Ici aussi, Barbara Hannigan table sur sa fragilité, alors que le ténor canadien Charles Sy est trop vigoureux. Le violon de Vilde Frang semble hors du temps, presque transparent, Bertrand Chamayou confirmant qu’il est un partenaire adéquat.
Cet album Messiaen nous trouve donc insatisfait : s’il a le mérite de la cohérence et de l’homogénéité du programme, il doit s’effacer, pour l’un ou l’autre des deux cycles conjugaux, devant la concurrence de l’Espagnole María Oràn avec Yvonne Loriod (Erato, 1988, réédition dans le coffret de 18 CD Messiaen Edition (Warner 2005), sans oublier celle de Lise Arséguet avec Messiaen lui-même (Harmonia Mundi 1964). Il faut aussi écouter Colette Herzog avec Jean Lafosse (Inédits ORTF, 1971) ou Michèle Command avec Marie-Madeleine Petit (EMi, 1991), mais on peut faire l’impasse sur le duo danois Hetna Regitze Bruun/Kristoffer Hyldig (Naxos 2015).
Barbara Hannigan qui, nous l’avons dit, signe la notice de quatre pages en l’intitulant Bail avec Mi (c’est le titre de la première mélodie de Chants de terre et de ciel) ne fait qu’y effleurer le contenu des œuvres. Elle préfère centrer son récit sur la mise en place progressive du projet et son bail/contrat musical avec son partenaire pianistique. Son récit est centré sur la rencontre avec Bertrand Chamayou, le travail commun qui a entraîné une amitié artistique, ou les retrouvailles avec la maison de Reinbert de Leeuw, disparu en 2020, avec lequel elle a beaucoup presté. C’est intéressant, certes, mais l’on aurait préféré qu’elle approfondisse davantage sa philosophie des cycles qu’elle chante. Notre cote pour la notice tient compte de ce regret.
Son : 9 Notice : 7 Répertoire : 10 Interprétation : 7,5
Jean Lacroix