Beethoven mûri, décapé et repeint à neuf par Jordi Savall

par

Ludwig van Beethoven (1770-1827) : Symphonies 1 à 5. Jordi Savall, Le Concert des Nations. Juin et octobre 2019. Livret en français, anglais, castillan, catalan, allemand, italien. 169’48. SACD Alia Vox AVSA9937

Les pionniers : Christopher Hogwood (L’Oiseau Lyre), John Eliot Gardiner (Archiv), Frans Brüggen (Philips), Roger Norrington (Emi). Plus récemment Emmanuel Krivine (Naïve), Bruno Weil (Analekta), Jos Van Immerseel (Alpha), Martin Haselböck (Alpha), Paavo Järvi (RCA)… on ne les citera pas tous mais le rayon « historiquement informé » et « instruments d’époque » n’est ni nouveau ni famélique. Jordi Savall décape tout ce qui devenait monument. Des nervures s’aperçoivent, des nervosités, un écorché vif est mis à nu, avec un mordant et un allant neufs, mais aussi un enchantement des timbres émaciés, ardents, sveltes, enfin sauvés du fondu célèbre où il semble que de grands chefs s’ingénient à le pétrir, écrit André Tubeuf dans cette belle langue qui est la sienne. Pour autant, la réaction à l’encontre de la tradition enrobée n’est pas d’aujourd’hui, la louange semble anachronique. Les exécutions authentiques renforcent la constante nature révolutionnaire de l’écriture de Beethoven, et aident l’auditeur moderne à découvrir les différences d’échelle, ainsi que la pensée et l’intention confiait déjà Hogwood à la revue Gramophone en mars 1986. Dans sa déclaration qui accompagnait son intégrale en LP, Norrington en 1989 ambitionnait de le faire sonner à neuf, retrouver une grande partie de l'exaltation et du bouleversement que sa musique a certainement générés à son époque. Des maestros qui pétriraient encore leur pâte comme à l’ancienne mode (l’intégrale de Karajan dans les années 1980 a marqué un point d’aboutissement par son esthétisation), on n’en voit plus guère. Pour son ultime album Beethoven chez Sony (mai 2015), Nikolaus Harnoncourt (qui s’était un temps démarqué de la vogue) est revenu à son rugueux Concentus Musicus. Même les récents cycles sur orchestre non spécialisés (Osmo Vänskä chez Bis, par exemple) intègrent une réflexion sur les phrasés, la nomenclature et on n’en connait désormais aucun qui ne soit sensible au souci d’historicité, là où la tradition se réfugiait plutôt dans l’intuition et la suggestivité. Parfois avec des résultats à contre-courant du dogme (réécouter Pablo Casals et le Festival de Marlboro, voilà plus d’un demi-siècle !)

Du moins la démarche de cette naissante intégrale chez Alia Vox, qui coïncide avec le 250e anniversaire (dans son texte d’avril dernier, Savall évoque toutefois les retards liés à la crise épidémique) coche toutes les cases du HIP : effectifs ajustés (35 musiciens du Concert des Nations + 20 renforts méticuleusement sélectionnés) conformes à ce qu’a pu disposer Beethoven en son temps ; instruments anciens (cordes en boyau, facture des vents…) ; confrontation des éditions modernes (Clive Brown) et des manuscrits pour retrouver une articulation, des phrasés fidèles à l’idiome natif. Les séances ont été travaillées par deux séquences de six jours : une académie de préparation qui fixe les enjeux, suivie d’une académie de perfectionnement, et d’un approfondissement individuel par chaque musicien. Les auteurs cités par Savall (André Boucourechliev, Bernard Fournier, René Leibowitz…) montrent que les ingrédients sont reliés à une éthique et une vision. C’est ce labeur sur les phrasés, sur les dynamiques, infusant au discours toute sa vitalité, son relief, ses fêlures, qui s’avère le trésor de ces interprétations. Même dans l’Adagio de la 4e, malaxé dans les escarpements, fouillé aux interstices, s’animant d’une cohérence au-delà de son habituelle linéarité. Quoiqu’amplement brassées, les lignes sont plutôt accidentées, les traits sont ébarbés, on s’en doute, mais sans compromettre le rayonnement ni les vecteurs expressifs, calibrés par l’énergie. L’Allegro des deux premières symphonies post-classiques rassure quant à la précision des engrenages, révélant que l’interprétation s’attache au style de chaque opus et ses exigences de diction. La machinerie resplendit sans mécanisation : on y a mis de l’huile pour éviter tout assèchement. De la hauteur, de l’influx et de la consistance pour éviter le marivaudage. Du suspense qui sait émoustiller l’oreille. Une capacité d’intrigue tantôt ludique tantôt théâtrale, typiquement beethovénienne. Et de l’esprit là où même les plus habiles maestros conventionnels en manquent : l’Andante cantabile de la Symphonie no 1, quelle malice ! Et quel rebond, sollicité sans relâche.

Les propos de Jordi Savall relatifs au tempo sont moins convaincants quand ils font référence aux indications métronomiques du compositeur et quand ils citent un vieux texte de Rudolf Kolisch (années 1940 !) selon lequel elles sont parfaitement jouables sur la base de la technique moyenne d’aujourd’hui. Certes mais le sujet mériterait une perspective contradictoire qui rappellerait le manque de fiabilité des appareils de Maelzel, et des propres estimations de Beethoven. L’Adagio de la Symphonie n° 9 serait censé durer moins de neuf minutes (comparez avec vos enregistrements préférés !). Après avoir égaré ses indications métronomiques pour cette œuvre, réalisées pour la Société philharmonique de Londres, et avoir tenté de les retrouver, les divergences firent dire à Beethoven (selon Anton Schindler) : quiconque est capable de sentir correctement la musique n’en a pas besoin. D’autres thèses invoquent la surdité pour contester ces préconisations. Bref l’exégèse du vrai tempo semble un miroir aux alouettes, et se fier aux mentions littérales sujettes à tant d’incertitude semble un peu fallacieux faute d’être sérieusement étayées. De toute façon, l’auditeur et son vécu restent tributaires des habitudes, et la cohésion des enchaînements reste le meilleur critère.

L’allure cavalière, sabre au clair, de la Symphonie n° 3 (lancée par un crachouillis qui semble une salve de mousquet !) n’est pas celle de Giulini à Los Angeles (DG) mais n’est pas sans antécédent, qu’on se rappelle ainsi Hermann Scherchen (Westminster). Les options de base sont plutôt rapides, constamment. Ainsi le Finale de la Symphonie n° 4 (où la reprise d’exposition est d’ailleurs pratiquée à 1’26) s’embraye ici à vive allure « alors que l’humour de ce mouvement ne peut apparaitre que si l’on tient compte de l’indication allegro ma non tanto » selon Felix Weingartner (L’art du chef d’orchestre, 1895-1913). Ce qui n’empêchait pas un René Leibowitz (avec le Royal Philharmonic) d’avoir déjà osé une telle hardiesse : les mensurations sont quasi identiques à celles que nous entendons ici. Toutefois, l’approche n’est pas embarquée dans un concours de vitesse, et certaines alternatives (Gardiner, Immerseel) sont plus prestes. On n’a jamais l’impression d’un excès de vitesse, même si subjectivement quelques mouvements se perçoivent plus rapides que leur durée, en vertu de la souplesse d’élocution (Andante con moto de la 5e). La performance, même en ses efforts athlétiques, respire et jamais ne s’essouffle.

Ces tempi sont questionnés, souvent judicieux. Ainsi le second groupe thématique de l’Allegro con brio de l’Eroica, en si bémol, (1’28) nous est joué dans le tempo de fond sans ritenuto. Pour ce passage cité par Wagner dans Sur la direction d’orchestre (1869), Bruno Walter prônait la stabilité, au prix d’une légère modification de tempo presque imperceptible qui ne crée aucune rupture dans l’ensemble formel de la phrase (De la pratique musicale, 1957), ce qui est le cas ici. Weingartner nuançait : Wagner s’en prenait aux philistins qui étouffaient toute modification de tempo et donc l’âme de l’interprétation musicale sous une rigidité métronomique. Le mien en revanche, combat les erreurs qui sont nées d’une exagération de ces modifications. Globalement, Savall privilégie la flexibilité, la spontanéité, quitte à nous laisser sceptiques envers certains choix, ainsi dans le Finale à variations : à 8’22 une accélération là où on attend la solennité. Et dans la conclusion de la Symphonie n° 5, la curieuse accélération (9’58). En tout cas, ces libertés contribuent à vitaliser les partitions, exalter leur fraicheur. On est loin du musée, et proche de l’esprit créateur qui les a accouchées.

Néanmoins, certains (rares) moments tombent à plat (à 5’49, le fugato de la Marcia Funebre, hélas en demi-teintes ; l’apparition des trombones dans le Finale de la 5e à 4’46) ou déroutent : dans les assauts du Finale l’Eroica, la flûte quasi inaudible (3’45) alors que plus loin des cors surgonflés…

Au demeurant, l’équilibre instrumental ne favorise aucun groupe et s’avère parfaitement intégré, non pas lisse. La caractérisation se montre même parmi les plus typées des orchestres de cet acabit. Les bois colorent plus sobrement que les cors. Ce sont les cordes qui assurent l’élan, le frémissement. Les timbales (alternativement tenues par Marc Clos, Adrian Schmid et Pedro Esteban -vieux complice de la bande depuis l’origine d’Hespérion XX) garantissent la propulsion des mouvements vifs et réussissent des prodiges de textures : leur alliance avec les contrebasses joue avec l’acoustique réverbérée de la Collégiale de Cardona, sans qu’on comprenne toujours comment se fabrique cette incroyable variété de couleurs et matières. En tout cas, face à une percussion aussi inventive, on se régale ! On vantera les timbres, tantôt croustillants, tantôt émulsionnés, offrant une inépuisable palette contrastant avec certains ensembles qui s’avèrent bien plus monochromes que leur promesse. On admire ici un luxe de sonorités inouï, et dans une veine chaleureuse qui est la marque du gambiste catalan quel que soit le répertoire. Et du chatoiement aussi : le Larghetto de la Symphonie n° 2, quelle nacre !

Vingt-cinq ans après l’enregistrement de L’Héroïque chez Astrée (1994), Don Jordi et son orchestre ont pris le temps de mûrir, d’interroger, de douter, d’assurer. D’expérimenter. Sur les cinq premiers maillons du corpus (riche de quelque 150 intégrales au disque !), ces sessions de juin et octobre 2019 offrent un regard légitime et surtout saisissant. Hormis quelques regrets de détail (fluctuations de tempo, dosages inaccoutumés, carence de pathos dans la marche de la 3e), cette livraison est assez stimulante pour qu’on la salue comme un des cadeaux de l’anniversaire 2020. Lumière, touffeur, vitalité, et une formidable accentuation. Beethoven sous un zénith volontiers méridional : le plus sain, ouvragé, tonique et ensoleillé qu’on ait entendu depuis… depuis combien de temps ?

Christophe Steyne

Son : 10 – Livret : 10 – Répertoire : 10 – Interprétation : 10

 

 

 

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