Jordi Savall illumine La Création de Haydn

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Joseph Haydn (1732-1809) : La Création, oratorio. Yeree Suh (Gabriel et Ève), soprano ; Tilman Lichdi (Uriel), ténor ; Matthias Winckhler (Raphaël et Adam), baryton ; La Cappella Reial de Catalunya ; Le Concert des Nations, direction Jordi Savall. 2021. Notice en français, en anglais, en espagnol, en catalan, en allemand et en italien. Texte original en allemand, avec traductions dans les mêmes langues. 103.20. Un album de deux SACD Alia Vox AVSA9945.

En 1990, deux ans après les débuts du Concert des Nations, Jordi Savall enregistrait Les Sept Paroles du Christ, partition de Haydn qu’il revisita en 2006 à Cadiz, dans la cité où elle avait été jouée en 1787 pour la première fois. Dans sa notice de présentation, Savall explique que l’objectif suivant était d’aborder l’interprétation de La Création, jouée sur instruments d’époque, mais de disposer à cet effet d’un bel ensemble de voix spécialisées dans le style de cette époque et capable également de bien chanter en allemand. L’intégration de telles voix au sein de la Cappella Reial de Catalunya a permis, quinze ans après Cadiz, de concrétiser le projet d’une nouvelle Création, dont l’enregistrement a été réalisé du 5 au 7 mai 2021 en la Collégiale du Château de Cardona, en Catalogne. Le résultat est éblouissant et vient s’ajouter en lettres d’or dans la discographie pléthorique de Jordi Savall.

S’il fallait définir par un seul adjectif la conception de La Création par Savall, c’est celui de « lumineuse » qui s’imposerait. Dès Le Chaos initial, qui n’est ni fracassant ni démesuré mais semble installer un miracle sonore, avec des cuivres dont la tension vitale est contrôlée comme si elle dévoilait un mystère, on a compris que l’aventure musicale à laquelle on va participer sera accompagnée d’un message d’humanité au fil d’un récit qui va couler de source. Une sorte de jubilation colorée « hors du monde » s’installe d’emblée dès le premier récitatif de l’ange Raphaël, elle se prolonge dans l’intervention du chœur lorsque « l’esprit de Dieu plane par-dessus l’eau », et que la lumière apparaissant comme « bonne », Uriel en confirme la primauté, alors que les voix précisent : « le désordre s’estompe et l’ordre apparaît ». Tout est déjà ici en condensé pour que la narration, soutenue, s’accomplisse autant dans une dimension religieuse que profane, l’implication de la nature s’y ajoutant.

On parlera, pour ce qui est des instruments, d’une fraîcheur dynamique, d’un élan et d’une ardeur communicative, avec des cordes nettement affirmées et des cuivres fringants. On perçoit derrière toute cette clarté qui confine parfois à la transparence une cohésion profonde et engagée. Mieux même : investie. Comme si chaque musicien naissait lui-même à l’événement qu’est cette création originelle. Quant aux chœurs, on ne peut que reconnaître à Jordi Savall l’intelligence sensible d’avoir attendu avec sagesse ce bel ensemble qu’il appelait de tous ses vœux. Une telle splendeur, accompagnée d’une absolue justesse et d’une projection de chaque instant où l’homogénéité s’ajoute à la cohésion, relève du prodige sonore.

Les trois solistes du chant, issus de la jeune génération, participent à la fête. L’ange Gabriel et Ève trouvent en la soprano coréenne Yeree Suh, qui pratique le baroque comme la musique de notre temps, la limpidité, la clarté, un naturel évident et une sorte de séduisante fragilité de toute beauté. Chacune de ses interventions est touchante. Le baryton allemand Matthias Winckhler, lauréat du Concours Bach de Leipzig en 2012, est à la fois un Raphaël altier et expressif et un Adam attachant. Quant au ténor Tilman Lichdi, déjà apprécié notamment comme Evangéliste chez Bach avec Koopman, il incarne Uriel avec implication. Les trios sont bien en place ; quand les chœurs s’en mêlent, on bascule dans le grandiose, avec une séquence finale époustouflante. En ce qui concerne la qualité de la prononciation, que Savall appelait de tous ses vœux, elle est omniprésente. 

Comme pour d’autres productions du Concert des Nations, l’objet discographique est un bonheur pour les yeux et pour le toucher. Le copieux livret sur papier glacé est abondamment illustré, notamment par des photographies de musiciens en action, contraints de porter le masque en cette période de pandémie, ainsi que de portraits des solistes et du meneur de jeu. On y trouve aussi des gravures d’époque, dont une de 1809 montrant un orchestre jouant La Création à Vienne l’année précédente, dix ans après la première publique. Le tout est assorti d’une notice du chef d’orchestre à laquelle nous avons fait écho, mais aussi d’une présentation de l’œuvre, intitulée « L’Oratorio des Lumières », par le spécialiste Marc Vignal. 

On placera cette réalisation exemplaire au tout premier rayon des versions de La Création, d’autant plus que la qualité technique de l’enregistrement est une vraie réussite.

Son : 10  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix

 

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