Les chanteurs du Bolchoï pour une intégrale historique  des opéras de Rimski Korsakov 

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Nikolaï Rimski-Korsakov (1844-1908) : Opéras complets et Fragments : La Pskovitaïne, La Nuit de mai, Snegoroutchka (La Fille des neiges), Mlada, La Nuit de Noël, Sadko, Mozart et Salieri, La Fiancée du tsar, Le Conte du Tsar Saltan, Vera Cheloga, Nausicaa (deux fragments), Servilia (quatre fragments), Katscheï l’immortel, Pan Voyevoda, La Légende de la ville invisible de KItège, Le Coq d’or. Nombreux solistes du Théâtre Bolchoï : Fyodor Chaliapin, Nikander Khanayev, Ivan Kozlovsky, Pavel Lisitsian, Georgi Nelepp, Ivan Petrov, Aleksander Pirogov, Mark Reizen, Maria Maksakova, Natalya Rozhdestvenskaya, Galina Vichnevskaya, etc. Chœurs et Orchestre du Théâtre du Bolchoï, Chœurs et Orchestre symphonique de la Radio d’URSS, Orchestre Philharmonique de Leningrad, direction Alexander Gauk,  Vasily Nebolsin, Samuel Samossoud, Evgeny Svetlanov, Eduard Grikurov, etc. 1927-1963. Livret en allemand et en anglais. Pas de textes des opéras. Plus de 30 heures. Un coffret de 25 CD Profil Hänssler PHI9010. 

Des partitions sublimes, des livrets féeriques. Mais qui les connaît ? écrivait Alain Féron en 1980 en tête d’un article qu’il consacrait aux opéras de Rimski-Korsakov dans le numéro 28 de la revue Opéra International. Cette question, on pourrait la poser encore aujourd’hui, et y apporter la précision que le critique musical du temps ajoutait à son interrogation. En évoquant les opéras de l’auteur de Shéhérazade, il estimait que les trois-quarts sont à sauver du silence obscur de la nuit de la méconnaissance. Le public de la Monnaie a pu aisément se rendre compte de la véracité de cette assertion lorsque la scène bruxelloise a eu l’idée géniale d’accueillir Le Coq d’or dans la mise en scène de Laurent Pelly en 2016, puis Le Conte du Tsar Saltan, servi par l’imagination de Dmitri Tcherniakov, en 2019. On a pu mesurer, au-delà des extraordinaires qualités d’orchestrateur du compositeur, sa capacité à créer des univers lyriques, fantastiques, poétiques, oniriques et magiques dont on sort émerveillés. Ce constat établi, il faut admettre une réalité : les opéras de Rimski-Korsakov demeurent pour la plupart d’éblouissants trésors méconnus qu’il faut absolument explorer. La discographie a proposé de belles versions, signées par Fedosseyev, Yurovski ou Kitajenko, et Gergiev, avec le Kirov, a mené à bien des enregistrements de plusieurs opéras (dont un superbe Sadko en DVD). Mais une série de gravures, témoignages d’un âge d’or, déjà anciennes et difficilement accessibles, voire indisponibles -malgré Melodya qui a fait l’effort d’en diffuser plusieurs- méritait une réédition globale dans de bonnes conditions.  

L’initiative du label Profil Hänssler de réunir les quinze opéras de Rimski-Korsakov, dans des versions datées de 1946 à 1963, est donc à marquer du sceau de la reconnaissance. Elles mettent en lumière une série de chanteurs, dont certains ont été extraordinaires, de ce lieu prestigieux qu’est le Bolchoï.

Parlons d’abord de l’objet : la présentation, sobre en soi, est chronologique, de La Pskovitaïne de 1872 au Coq d’or terminé l’année même du décès du compositeur et créé quelques mois plus tard, en 1909. Sur le boîtier, on trouve la mention : 1927-1963 Soloists of Bolshoi Theatre. On pourrait croire que l’on va avoir droit à quelques gravures d’avant la Deuxième Guerre mondiale. Il n’en est rien : toutes les intégrales sont des versions postérieures, en studio ou en public. La mention de 1927 n’est justifiée que par des bonus d’une durée d’une petite vingtaine de minutes (sur plus de 30 heures d’audition !) consacrés à Fyodor Chaliapine : un court extrait de Sadko (l’air du Viking) et des fragments de Mozart et Salieri. Mais à chaque fois, l’orchestre est anglais, dirigé successivement par Lawrence Colingwood et par Albert Coates. Ces ajouts s’expliquent sans doute par le fait que cette légende du chant s’est produite au Bolchoï au début du XXe siècle et que son incarnation de Salieri est considérée comme inoubliable. 

Le coffret, proposé à prix doux, est accompagné d’un livret de septante pages en allemand et en anglais : une présentation succincte de chaque opéra avec, de temps à autre, une brève précision sur l’enregistrement. Rien sur les chanteurs ni sur les chefs d’orchestre, pas de texte des opéras. Le mélomane regrette l’absence d’informations sur les voix qu’il découvre, certaines d’entre elles, malgré leur qualité, s’étant perdues dans la nuit des temps de l’art lyrique. Il est vrai qu’elles sont si nombreuses qu’elles auraient nécessité un impressionnant appareil éditorial, entreprise illusoire dans un tel contexte. Heureusement, les distributions sont bien affichées et le découpage des scènes est bien marqué pour chaque opéra.

Pour présenter le contenu sans nous égarer dans trop de détails, nous aborderons ces opéras par le biais des directions d’orchestre. Trois partitions sont l’apanage d’Evgeny Svetlanov (1928-2002), ce chef mythique dont la présentation ne s’impose plus. La première, Snegourotchka, est un enregistrement de studio de 1957 qui bénéficie de la présence des sopranos Vera Firsova (1918-1993) et Galina Vichnevskaya (1926-2012), en pleine possession de ses moyens vocaux, et d’Ivan Kozlovsky (1900-1993) dans les rôles principaux. Ce ténor, célèbre en URSS, a été l’un des interprètes préférés de Staline qui l’invita souvent à se produire devant lui, même en pleine nuit. Il est parfait dans le rôle du Tsar Berendey. Disponible chez Melodia pendant longtemps, cette version dont la qualité de chant est très haute, ne soulève cependant pas tout à fait l’enthousiasme car Svetlanov, si souvent inspiré, ne souligne pas assez le côté merveilleux de l’œuvre. Mais l’ensemble est convaincant jusque dans les voix secondaires. On retrouve Svetlanov pour une soirée du 20 juin 1958, un live de La Fiancée du Tsar où la prestation de la basse Alexander Vedernikov (1927-2018) est grandiose. Mais c’est dans l’opéra-ballet Mlada, capté en studio en 1962 avec l’Orchestre Symphonique de la radio d’URSS, que Svetlanov déploie toute sa science de la magnificence orchestrale. Dans cette œuvre où les voix cèdent souvent la place aux instruments, le chef est souverain, donnant de l’acte 3, La nuit sur le mont Triglav, une vision teintée d’un fantastique irréel. Les chanteurs du Bolchoï sont parfaits : Alexei Koroliov (°1905) est un prince vibrant et la soprano Tatiana Tugarinova (1925-1983), dans le personnage de sa fille, retient l’attention par sa légèreté et sa fraîcheur.

L’Orchestre Symphonique de la Radio d’URSS se voit sollicité pour plusieurs opéras. Nikolaï Golovanov (1891-1953) en dirige deux. Elève d’Ippolitov-Ivanov, il a été premier chef du Bolchoï de 1948 à 1953. En 1946, il est aussi à la tête de la phalange radiophonique pour La Nuit de mai où la mezzo Maria Maksakova (1902-1974), véritable star sous l’ère soviétique, et Elisaveta Shumskaya (1905-1988) font de la pyrotechnie vocale. Golovanov dirige en plus La Nuit de Noël, sujet d’après Gogol qui inspirera aussi Tchaïkovski pour son Vakoula le forgeron. Ce chef précis souligne en 1948 toute la finesse mélodique de cette partition magique, avec une distribution fabuleuse au sein de laquelle on trouve une autre perle du Bolchoï, Natalya Shpiller (°1909). Samuel Samossoud (1884-1964), autre grande figure historique de la direction d’orchestre au Bolchoï, où il a été premier chef entre 1936 et 1943, dirige la version bien connue de Katscheï l’immortel de 1949, dans laquelle l’orchestre se déploie somptueusement, avec une distribution hors pair où l’on admire le baryton Pavel Lisitsian (1911-2004) et la soprano Natalia Rozhdestvenskaya (1900-1997), épouse du chef d’orchestre Nikolaï Anossov et mère de Gennady Rozhdestvensky. Un an auparavant, Samossoud avait signé une première version en public de ce Katscheï, diffusée par Le Chant du monde avec une autre soprano. Le livret précise que la gravure de 1949 est proposée ici pour la première fois sous sa forme complète. Samossoud est aussi à la tête du moins séduisant Pan Voyevode, d’après une balade d’Adam Mickiewicz, un hommage à Chopin auquel Rimski-Korsakov emprunte l’un ou l’autre thème. C’est une première en CD, avec encore une fois Natalya Rozhdestvenskaya dont on apprécie la grande souplesse vocale et l’intonation. 

Le premier opéra de Rimski-Korsakov, La Pskovitaïne de 1872, est confié à Semion Sakharov ; à la tête de l’Orchestre du Bolchoï en 1946, il anime avec grandeur cette œuvre de jeunesse parue elle aussi en son temps au Chant du monde. La basse Aleksander Pirogov (1899-1964), qui a fait les beaux jours du Bolchoï pendant une trentaine d’années, y tient le rôle trop court d’Ivan le Terrible avec noblesse et ampleur, comme il le fera pour Boris Godounov dans un film de 1954. La distribution comprend aussi le superbe ténor Georgi Nelepp (1904-1957) -qui occupa des fonctions actives au parti communiste, ce qui déplaisait à maints collègues- et de délicieuses voix de femmes. Un autre chef, Eduard Grikurov (1907-1982), est à la tête du Philharmonique de Leningrad en 1963 pour une soirée publique de Mozart et Salieri avec deux protagonistes exemplaires : la basse Boris Gmyrja (1903-1969) incarne Salieri, le ténor Konstantin Ognejov tenant le rôle de Mozart. C’est sur ce CD que se trouvent les bonus de Chaliapine de 1927, Salieri lui aussi. S’il est incomparable, Gmyrja n’a pas à rougir face à cette légende. 

On en vient aux moments les plus exaltants du coffret. Un live de 1956 dirigé par Sergei Yeltsin avec les Chœurs et l’Orchestre du Mariinski est publié ici pour la première fois. Il s’agit du fabuleux Conte du Tsar Saltan, d’un grand raffinement orchestral, avec dans le rôle-titre un brillant Lavrenty Yaroshenko (1909-1975). C’est l’un des sommets de cette intégrale, tous les protagonistes étant vraiment investis. Quant au Coq d’or, il bénéficie du talent d’Alexander Gauk (1893-1963), le professeur de Mravinski, Svetlanov ou Melik-Pachaïev. Ce chef au geste élégant donne à l’Orchestre Symphonique de la Radio russe, en 1951, une irrésistible impulsion, avec l’impeccable basse Alexei Koroliov, déjà rencontré dans Mlada dirigé par Svetlanov. 

Deux opéras justifieraient à eux seuls l’acquisition du coffret. Ils sont dirigés par Vasily Nebolsin (1898-1958), chef au Bolchoi dès 1922. Sadko est enregistré en 1946-47 avec les forces du lieu. On est happé par l’enthousiasme de Nikander Kahnayev (1890-1974) dans le rôle-titre, mais aussi par la présence d’Ivan Petrov (1920-2003), l’une des basses les plus glorieuses d’URSS, ici au début de sa fabuleuse carrière, et de Mark Reizen (1895-1992), souvent considéré comme le successeur de Chaliapine. Dans le personnage du Viking, si typé par Chaliapine, Reizen se révèle vaillant à souhait. On retrouve encore Ivan Petrov, d’une profondeur magistrale, dans La légende de la ville invisible de Kitège, version de référence de 1956, dirigée avec des tempi dynamiques par Nebolsin. L’Orchestre de la Radio russe est parfait dans cette partition aux accents mystiques et les chœurs sont en état de grâce. Natalya Rozhdestvenskaya y confirme, à 56 ans, les qualités d’une voix au timbre souple et à l’émission contrôlée. Toute la distribution (une quinzaine de rôles) est une révélation. On n’a jamais fait mieux en termes d’homogénéité et d’engagement vocal et théâtral pour ce superbe opéra.

On signalera pour la bonne bouche un CD consacré aux seuls fragments connus de Servilia dont il n’existe aucun enregistrement complet, et de l’inachevée Nausicaa. Sur le même disque figure Vera Sheloga, prologue à La Pskovitaïne, sous la baguette de Sakharov. On y retrouve les belles voix de Lisitsian, Nelepp ou Maksakova. De courts bonus viennent s’ajouter à l’une ou l’autre intégrale. Pour tout cela, l’intérêt est d’abord documentaire.

Cette intégrale contient de véritables trésors et prouve à quel point les solistes du Bolchoï représentent la quintessence du chant russe de l’époque. Sans oublier les chœurs, toujours bien préparés et souvent exaltants. Tout amateur de Rimski-Korsakov trouvera son compte dans ce coffret, l’opportunité étant belle de disposer des opéras au complet dans une restitution sonore qui a fait l’objet de tous les soins et à laquelle on se gardera bien de reprocher l’une ou l’autre logique saturation, vu l’âge des enregistrements. Mais lorsque l’on atteint de tels sommets, on ne fait pas le difficile : on écoute, on admire, on s’incline. Par ailleurs, les occasions de retrouver en un seul projet tant d’interprètes talentueux ne sont pas si nombreuses. Il ne faut pas rater celle-ci. 

Note globale : 9

Jean Lacroix   

 

        

 

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