Les mondes imaginaires d'Olivier Greif

par

Olivier Greif (1950-2000) : Quintette pour piano et cordes A Tale of The World (1996).  Quintette Syntonia. 2020-DDD-48’28-Textes de présentation en français et anglais- CC002

Dans le texte de présentation qu’il rédigea en 1996 pour la création de ce quintette commandé par le festival de Kuhmo en Finlande, Olivier Greif affirmait qu’il avait voulu créer une oeuvre-monde (d’où son titre) comparable aux grandes fresques romanesques d’auteurs comme Proust, Joyce, Musil ou Lowry. Pour ce faire, la musique ne serait que l’un des éléments d’une oeuvre qui tiendrait autant du roman que du quintette. C’est pour cette raison qu’il ajouta à la musique des textes destinés à être récités, chantés ou psalmodiés par les instrumentistes dans le but -en dépit de l’hétérogénéité voulue de la musique- de « montrer l’unité du monde, telle qu’à chaque instant sa merveilleuse et infinie diversité le proclame ». 

C’est incontestablement d’une gigantesque ambition que témoignait ici le compositeur -même si d’autres l’avaient eue avant lui, qu’on pense à Beethoven, Bruckner, Mahler ou Stockhausen- et on aurait pu craindre qu’elle ne débouche sur un exercice de vaine mégalomanie ou de présomptueuse grandiloquence.

S’il est inutile de rappeler ici la biographie de l’auteur (les lecteurs intéressés sont invités à consulter le site oliviergreif.com), il vaut la peine de mentionner que Greif fut un chercheur éperdu de spiritualité et d’absolu, qu’il subit l’influence du gourou Sri Chinmoy et arrêta la composition de 1982 à 1991 pour se dévouer à la cause de ce maître spirituel qu’il finit par rejeter, tout comme il se débarrassa du deuxième prénom Haridas (« Serviteur de Dieu ») que lui avait donné Sri Chinmoy dont il fut le représentant en France. 

L’oeuvre -en cinq mouvements enchaînés sans interruption- s’ouvre sur des cordes aux étranges et envoûtantes sonorités de sitar, références à cette riche culture hindoue dont le compositeur était familier et encore renforcées par des citations psalmodiées en sanscrit d’un extrait du Bhagavad-Gitā. Ici s’impose une remarque qui vaudra d’ailleurs pour le reste de l’œuvre : chaque fois qu’elle intervient, la voix n’est pas mise en avant comme dans un mélodrame traditionnel mais s’insère complètement dans la texture musicale de sorte à fonctionner comme un instrument supplémentaire apportant une couleur distincte, la signification des textes disparaissant derrière leur sonorité. Les phrases musicales sont obstinément répétées dans un esprit très proche de la musique minimaliste, et plus particulièrement de Steve Reich.

Le deuxième mouvement, Le Cercle des mondes, est proprement hypnotique, avec un bel extrait de Proust récité sur fond de passage néo-bachien aux cordes. Une longue citation des souvenirs d’un certain Norbert von Hellingrath sur Hölderlin verra la musique prendre un tour quasi brahmsien suivi d’une véritable houle sonore. Ensuite, alors qu’une voix féminine énonce Il (=Hölderlin) passait souvent à travers champs, une phrase d’une délicatesse schumannienne se fera entendre au piano, et une citation du poète japonais Bashō (1644-1694) s’offre sur fond d’une superbe déclamation au violoncelle. Ce qui frappe dans ce long mouvement, c’est la maîtrise du compositeur : pour être retenue la joie n’en est pas moins vraie, le sentiment ne déborde jamais. La musique se pare par moments d’une intensité stupéfiante, très nettement néo-brahmsienne. 

Il est à remarquer ici que si la culture musicale encyclopédique d’Olivier Greif -qui va ici du XIVe au XXe siècles- nourrit fortement son écriture, elle n’est jamais arborée comme un trophée ni ne verse dans l’imitation servile. C’est ainsi qu’on trouvera au début du troisième mouvement des passages qui doivent beaucoup à Berg ainsi que de riches harmonies qui pourraient être du Schönberg première manière. On y rencontrera également des danses bondissantes qui évoquent irrésistiblement Dvorák. Mais rien de cela ne sent le pastiche.

Le quatrième mouvement est agité et romantique, avec de belles envolées bartókiennes aux cordes et, à nouveau, un extrait du Bhagavad-Gitā récité sur fond de sereine cantilène du violoncelle. 

Retour peut-être aux origines juives du musicien, le dernier mouvement est intitulé en hébreu En Soph (littéralement : sans fin, terme qui dans la Kabbale renvoie à l’essence illimitée de Dieu avant même qu’il ne se manifeste). Un texte de Bashō est récité sur un accompagnement serein de piano où coulent de sereins arpèges debussystes. 

L’oeuvre s’achèvera dans une sérénité retrouvée, alors que les cordes jouent leurs dernières phrases dans un pianissimo à la limite de l’audible avant de retourner au silence.

Tout ce qui précède ne peut donner qu’une pâle idée d’une oeuvre extraordinairement forte et prenante dont l’effet sur l’auditeur est assez proche de celui que produit l’exceptionnel Fragmente-Stille, an Diotima pour quatuor à cordes de Luigi Nono, dont la minérale âpreté est certes radicalement opposée au style ouvertement communicatif et chaleureux de Greif. Pour dissemblables qu’elles soient, ces oeuvres ont un point commun : la présence de la poésie de Hölderlin dans la musique. Cependant, si Nono incorpora dans sa partition 52 citations de Hölderlin (les Fragmente du titre), il précisa expressément qu’elles ne devaient « en aucun cas être récitées lors de l’exécution ».

Un mot encore de l’interprétation du Quintette Syntonia : elle est tout simplement remarquable. Olivier Greif ne pouvait rêver de meilleurs défenseurs que le pianiste Romain David, les violonistes Stéphanie Moraly et Thibault Noally, l’altiste Hélène Desaint et le violoncelliste Patrick Langot. 

Son 10 - Livret 10 - Répertoire 10 - Interprétation 10

Patrice Lieberman

 

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