Bernard Foccroulle et Le Purgatoire de Dante,  une première discographique intensément lyrique

par

: E vidi quattro stelle (frammenti dal Purgatorio di Dante), scène pour baryton, soprano, cornet, trois trombones, harpe et orgue. Nikolay Borchev, baryton ; Alice Foccroulle, soprano ; Ensemble In Alto, direction : Ouri Bronchti. 2019. Livret en anglais et en français. Textes de Dante en langue originale. 50.01. Fuga Libera FUG 762. 

A l’occasion de l’inauguration du nouvel orgue de la Salle Henri Le Bœuf du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles en septembre 2017, une semaine de concerts a été organisée pour célébrer l’événement. Des œuvres de Benoît Mernier ont été programmées les 15 et 17 septembre ; ses Dickinson Songs et son Concerto pour orgue ont fait l’objet d’un CD paru chez Cyprès en 2018. Le 18 septembre, c’était la création d’une commande d’Ars Musica et de Bozar, la scène dramatique de Bernard Foccroulle E vidi quattro stelle, une composition pour deux voix, orgue et cinq instruments, les textes chantés provenant de fragments du Purgatoire, volet central de La Divine Comédie de Dante. Cet ouvrage poétique d’une portée intemporelle a été écrit dans les vingt premières années du XIVe siècle et constitue l’un des témoignages les plus importants de la civilisation médiévale et de la littérature mondiale. 

Dans ce volet central de La Divine Comédie que nous résumons en nous inspirant de la note écrite dans le livret par Bernard Foccroulle, Dante quitte l’Enfer, accompagné de Virgile, afin de gravir la montagne qui conduit au Paradis. Il en profite pour livrer des visions magnifiques du ciel et de la terre. En cours de route, tout en conversant, les deux poètes sont confrontés à des âmes angoissées, en attente de leur rédemption. La route est difficile : Dante doit s’arrêter à plusieurs reprises pour dormir. Il rencontre Béatrice tout au bout de l’ascension, moment où Virgile le quitte. Confronté à celle qui est son inspiratrice et lui reproche ses erreurs passées et ses infidélités, Dante vit un moment très dramatique qui le plonge dans un état d’abattement. Il obtiendra malgré tout le pardon après avoir été plongé dans les eaux du Léthé, puis confié aux soins de quatre femmes. Le soleil apparaît dans l’éclat de tous ses rayons : Dante est dès lors dans les dispositions nécessaires pour accéder aux étoiles et retrouver Béatrice au Paradis. Sur cette trame éminemment lyrique et d’une haute élévation spirituelle, Bernard Foccroulle a écrit « une réalisation musicale qui se joue des catégories : chambriste et scénique, racontée et incarnée, séquencée et d’un seul geste », ainsi que le précise Thomas Lacoste dans le livret, réalisation qui « a même l’audace de ne pas conclure : annonçant les étoiles à venir, elle laisse, avec cette promesse, l’auditeur en suspens. »

Le CD n’est pas le reflet du concert du 18 septembre 2018, mais il a été capté sur les lieux de la création, la salle Henri Le Bœuf, au début du mois d’août 2019. Bernard Foccroulle a extrait du Purgatoire onze fragments, du le chant I jusqu’à l’ultime chant XXXIII. Entreprise des plus délicates pour ne pas dénaturer un texte qui occupe près de deux cent cinquante pages dans l’édition de la Pléiade de 1965, mais réalisée à merveille par le compositeur qui a dédié sa partition à son père Charles, qui lui a transmis son amour pour l’œuvre de Dante. Le résultat est fascinant, mais il exige une totale disponibilité de l’auditeur face à un univers sonore qui réussit la gageure de proposer le texte éthéré de Dante à deux chanteurs et de confier les parties instrumentales à un ensemble limité, ici In Alto spécialisé en musique baroque, et à l’orgue restauré. Celui-ci doit être considéré comme le témoin privilégié de l’aventure de Dante et de son parcours hors du temps et de l’espace, ainsi que le reflet de sa prochaine accession au Paradis. Dans le Purgatoire, la gradation poétique et émotionnelle correspond à cette marche accomplie vers l’ascension, l’accès à la délivrance de l’âme passant par le soleil et par l’éblouissement. 

L’illustration sur la pochette du CD et sur celle du livret est une gravure sur bois d’après un dessin de Gustave Doré qui a publié en 1868, chez Hachette, sa version imagée du Purgatoire et du Paradis de Dante. Elle est destinée aux trois premiers vers du chant XXXI. Dans l’action du poème, elle se situe au moment où Dante est accablé de reproches par Béatrice avant sa prise de conscience. Ce qu’il faut remarquer, c’est la force de suggestion de l’image de Doré qui, sur fond de soleil incertain (au chant XXXIII, l’astre irradiera de tout son éclat), fait apparaître un cercle fantastique et terrifiant à la fois où des démons entremêlés tournent en rond, en rangs serrés et menaçants, rappelant à Dante les fautes qu’il a commises et qu’il doit assumer. C’est sidérant de beauté et d’horreur mêlées, mais cela prépare visuellement l’auditeur, dans une démarche qui n’est pas anodine, à pénétrer dans l’univers sonore de Foccroulle et, au-delà, dans le gigantesque paysage dantesque, qualificatif à prendre au premier degré, à la fois sombre et sublime.

Le livret, très bien conçu, donne la parole à plusieurs interlocuteurs. Bernard Foccroulle lui-même résume l’action. Le compositeur et organiste français Thomas Lacôte évoque « le chant suspendu ». De leur côté, Lambert Colson, pour In Alto, parle des instruments, et Yoann Tardivel donne le point de vue de l’interprète-organiste. On lira tout cela avec le plus grand intérêt. On lira aussi les fragments en langue originale du Purgatoire choisis par le compositeur, de préférence à voix haute pour laisser s’installer en soi le rythme purificateur des mots, tout en regrettant qu’ils ne soient pas accompagnés d’une traduction française. Mais cette absence est compensée par un synopsis clair et précis qui permet de suivre aisément les péripéties du parcours de Dante, le rendant ainsi compréhensible, surtout pour ceux qui ne connaissent pas le contenu de ce monument lyrique.

Thomas Lacôte souligne le fait que la force du chant inventé par Foccroulle est « porté et magnifié » par la voix, mais aussi « par l’instrumentarium qui l’entoure : résonance entretenue de la harpe, tenue de l’orgue comme de multiples chambres d’écho, nappes, impacts et grain des cuivres ». On ne s’étendra pas ici sur une présentation de la réciprocité du discours poétique et du discours musical, car elle est détaillée dans le livret avec précision. On soulignera simplement le fait que le dosage du cornet, de la harpe et des trois trombones vient magnifier ce qu’il faut bien appeler, au-delà de celle de Dante, la vision intérieure de Foccroulle. Ce dernier traduit en notes ce Purgatoire à la manière d’un sorcier des sonorités. Il arrive ainsi à accorder aux mots du poète une variété infinie de nuances et de timbres insolites dans une tessiture qui met en évidence les zones d’ombre et de lumière de cette aventure extraordinaire. Quant aux voix, elles incarnent la chair du poète et de ses sentiments jusqu’au bouleversement, par exemple lorsque la soprano rejoint le chœur des cuivres et de l’orgue pour nourrir la rencontre avec les pécheurs en attente de rédemption. Quelque part, en nous, on sent alors vibrer un imaginaire qui n’est pas loin d’être un miroir de celui de notre propre destinée. L’œuvre de Dante s’inscrit dans toute époque, donc dans toute possibilité de vérité et de modernité…

L’orgue est le moteur de cette ascension vers le pardon et la lumière, ou plutôt il est le compagnon de route attentif aux mystères, aux dangers, aux fièvres de l’inquiétude, aux beautés de la nature, au rêve qui envahit le sommeil du narrateur, à l’appel à la contrition, au silence face aux accusations de Béatrice, avant de laisser sourdre les notes fluides du fleuve sacré et de saluer la puissance lumineuse du soleil. Au bout de l’aventure, tout au bout de cette expérience qui touche au sacré, c’est l’apaisement qui se répand dans un ciel calme, fourmillant d’étoiles.

Envoûtement assuré, mais aussi offrande de l’absorption d’une si haute œuvre poétique par la capacité créatrice d’un compositeur capable de prendre l’auditeur par la main pour le guider vers l’absolu. Complètement investis, les interprètes, coordonnés avec une efficace sobriété par Ouri Bronchti, sont plus que complices de ces paysages lyriques ; ils en deviennent presque les co-auteurs. Il faut citer dans un éloge commun le baryton Nikolay Borchev et la soprano Alice Focroulle dont le discours vocal serpente à travers les arcanes d’une narration prospective, et les solistes de l’ensemble In Alto (la harpiste Jutta Troch, le cornettiste Lambert Colson et les trombonistes Guy Hanssen, Charlotte Van Passen et Bart Vroomen) qui tissent la contemporanéité, pourtant si proche par l’esprit de l’époque ténébreuse de La Divine Comédie. Yoan Tardivel permet à l’orgue restauré d’exprimer les multiples voix qui le magnifient, mais aussi toutes les couleurs qui font de cet instrument un messager de splendides rencontres sonores. En interrogeant Dante, la partition de Bernard Foccroulle s’inscrit en tout cas dans le questionnement immarcescible de la poésie et de la musique. 

Son : 10  Livret : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix

       

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