La fascination de Satyagraha, opéra philosophico-politique de Philip Glass, au Metropolitan 

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Philip Glass (°1937) : Satyagraha, opéra en trois actes. Richard Croft (M.K. Gandhi), Bradley Garvin (Prince Arjuna), Richard Bernstein (Lord Krishna), Rachelle Durkin (Miss Schlesen), Molly Fillmore (Mrs. Naidoo), Maria Zifchak (Kasturbai), Kim Josephson (Mr. Kallenbach), Alfred Walker (Parsi Rustomji), Mary Phillips (Mrs. Alexander) ; Skills Ensemble ; Chœurs et Orchestre du Metropolitan, direction Dante Anzolini. 2011. Notice en anglais ; synopsis en anglais. Sous-titres en anglais, en français, en allemand et en espagnol. 184.00. Un DVD Orange Mountain Music OMM 5010.

Après Einstein on the Beach créé en 1976, Satyagraha (1980) est au centre d’une trilogie d’opéras à sujet historique de Philip Glass, complétée en 1984 par Akhnaten. Cette fois, le personnage principal est Mohandas Karamchand Gandhi (1869-1948), et, plus précisément, ses années de jeunesse en Afrique du Sud, au cours desquelles le jeune avocat en costume bourgeois va prendre peu à peu conscience de sa destinée politique, qui est aussi philosophique et spirituelle, et prôner sa théorie de la non-violence, le mot du sanskrit « satyagraha » pouvant se traduire par « attachement à la vérité ». Gandhi finira par revêtir la sobre tenue blanche qui l’a immortalisé (un moment fort de l’Acte II). Après sa naissance en Inde, ses études en Grande-Bretagne et son retour au pays natal, Gandhi est en Afrique du Sud à partir de 1893 ; il y occupe des fonctions de conseiller juridique et constate la pauvreté et le racisme dont sont victimes les Noirs et les Indiens installés là-bas. Sa prise de conscience se manifestera par une désobéissance civile et des manifestations de masse. Cette période de résistance à l’oppression, qui s’étale sur près de vingt ans, forme le cadre temporel de l’opéra de Philip Glass. 

Avec la particularité que le livret, rédigé en sanskrit, est une adaptation par l’artiste et écrivaine américaine Constance DeJong (°1945) du Bhagavad-Gita (« Chant du Seigneur »), l’un des livres fondamentaux de l’hindouisme, qui date de trois ou quatre mille ans. Les paroles chantées en sanskrit ne sont pas sous-titrées, les seuls mots compréhensibles pour ceux, nombreux, qui ne sont pas familiers de ces textes religieux sont projetés en grands caractères et en anglais, visibles par tous, en fond de scène, et disponibles, eux, en sous-titres dans le DVD. Ce qui donne des sentences comme celles-ci, choisies parmi d’autres : Place au même rang le plaisir et la douleur, les gains et les pertes, la victoire et la défaite, puis prépare-toi au combat afin de ne pas t’avilir, ou encore : Fais preuve de sagesse face à la mort et à ton devoir, car tout ce qui naît meurt et tout ce qui meurt naît. On devine toute la portée du message évoqué à travers cette aventure près de trois heures de musique minimaliste lancinante, dont la capacité de renouvellement est permanente et, souvent, envoûtante.

On pourrait croire, à l’énoncé de ce qui précède, que la non-traduction des paroles chantées en sanskrit porte préjudice à l’attention du spectateur et que celui-ci ne s’y retrouve pas. Il n’en est rien car, comme le dit si bien Philip Glass dans un bref échange avec le Directeur Général du Metropolitan, Peter Gelb (l’opéra a été filmé en 2011), le mode d’expression est dirigé vers les images et la musique et s’éloigne des mots. La mise en scène de l’acteur anglais Phelim McDermott (°1963), qui a produit aussi, pour l’English National Opera, Cosi fan tutte de Mozart, Aïda de Verdi et Akhnaten de Glass, joue pleinement, associé à Julian Crouch, cette option de l’image, à travers une action qui n’est pas linéaire au cours des trois actes. Ceux-ci portent le titre de personnalités historiques, à commencer par Léon Tolstoï (1828-1910) avec lequel, sans le rencontrer, Gandhi a entretenu une correspondance, et dont il s’inspirera pour sa future théorie de la non-violence. L’auteur de Guerre et Paix représente le passé à l’Acte I. L’écrivain et poète indien Rabindranath Tagore (1861-1941), Prix Nobel de littérature 1913 et soutien de Gandhi pendant sa dissidence, est la référence de l’Acte II ; il est le symbole du présent, au moment où le maître et ses disciples vont, entre autres protestations réprimées, brûler leurs permis de séjour. L’acte III est une projection dans le futur à travers la référence aux discours de Martin Luther King (1929-1968), dont la défense des droits civiques se nourrira de l’exemple du Mahatma Gandhi. Chacune de ces figures significatives n’est pas un personnage au cœur de l’opéra, mais est symboliquement et visuellement représentée, ce qui aboutit, en fin de spectacle, à une extraordinaire séquence où King, en plein discours sur projection de vidéo -on ne peut s’empêcher de rapprocher sa silhouette de celle de Barack Obama-, surplombe de manière grandiose Gandhi, seul sur scène, qui vit un moment de profonde spiritualité presque incarnée. C’est un poignant appel à l’espoir illusoire d’un avenir de paix et d’égalité.

Pour compléter la musique minimaliste de Glass, dont on soulignera la chaleur instrumentale, la finesse des trouvailles, l’atmosphère à la fois riche et subtile et l’orchestration ingénieuse, le chant est remarquablement porté par le ténor américain Richard Croft, inoubliable Gandhi (qui fait penser de plus en plus au cours de l’action à Ben Kingsley, titulaire du rôle-titre dans le film de Richard Attenborough en 1982), et par les autres protagonistes, parmi lesquels on épinglera la pathétique intervention de Mary Philips qui incarne Mrs Alexander, l’amie européenne de Gandhi qui le sauve de la mort lorsqu’il est maltraité et battu à l’Acte II, ou la puissance vocale d’Alfred Walker en Parsi Rustomji, collaborateur indien. Mais tout le plateau est digne des plus vifs éloges, et les chœurs sont d’une présence et d’une force d’évocation qui donnent souvent le frisson. 

La magie opère totalement sur le plan visuel et c’est sans doute cette dimension complémentaire qui fait de cette production un extraordinaire moment d’opéra. On notera les irrésistibles scènes de foule, les costumes de Kevin Pollard, bourgeois ou traditionnels, dont la bigarrure ou la sobriété, lorsqu’elle est exaltée, soulignent le propos du discours, les efficaces jeux de lumières de Paule Constable, qu’elles soient bleutées ou d’un brun sombre, ou l’impeccable disposition du jeu théâtral. Le champ de bataille mythique et les allusions à la spiritualité hindoue de l’acte I plantent un décor sacré, avant que le travail scénique, complété par les compétences et les performances du Skills Ensemble, ne conduise à la fascination débridée. La réussite visuelle est à son comble : représentations animales, sublimes ou inquiétantes marionnettes géantes montées sur échasses avec une phénoménale dextérité, mouvements de contestation pacifique troublés par les violences, effets de miroirs, confrontation tumultueuse avec des personnages alignés, utilisation de vidéos suggestives, papiers journaux déployés largement en une chorégraphie virevoltante, rubans adhésifs transparents pliés et dépliés à l’infini dans une surprenante alchimie… Que de trouvailles scéniques à l’actif de cet enregistrement live parfaitement filmé ! Elles créent un climat magique que le public applaudit avec un enthousiasme débordant ; celui-ci s’adresse aussi à l’orchestre, en grande forme, mené par le chef Dante Azolini (°1959), qui a fait ses débuts à l’opéra dans ce Satyagraha dont il porte haut la substance musicale. 

Ce nouveau DVD met au tapis la seule version déjà existante de Satyagraha, filmée à Stuttgart en 1983, parue chez ArtHaus en 2001, dirigée par Dennis Russel Davies et mise en scène par Achim Freyer. Cette captation allemande avait le défaut d’une qualité d’image plus que moyenne, en plus d’un contenu statique qui ne peut rivaliser avec la dynamique et la force d’impact de la production new-yorkaise dont le succès, dès sa création en 2007, a été énorme. A juste titre… 

Note globale : 10

Jean Lacroix

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