Volume 30 de l’intégrale des cantates par la J.S. Bach-Stiftung

par

Johann Sebastian BACH (1685-1750) : Cantates BWV 55, 68, 105. Sybilla Rubens, soprano ; Johanette Zomer, soprano; Jan Börner, altus ; Bernhard Berchtold, ténor ; Tobias Wicky, basse ; Matthias Helm, basse. Rudolf Lutz, solistes vocaux, chœurs et orchestre de la J.S. Bach Stiftung. Novembre 2011 – mars 2019. Livret en allemand et anglais (paroles des cantates en allemand non traduit). TT 50’05. J.S. Bach-Stiftung n°30.

Ce disque poursuit un projet au long cours de la Fondation J.S. Bach de Saint Gall, fondée en 2006 : graver l’intégrale des cantates. À l’instar de Gustav Leonhardt/Nikolaus Harnoncourt (Teldec), Helmut Rilling (Hänssler), John Eliot Gardiner (SDG)… L’entreprise s’inscrit dans une démarche vivante, selon ce moule : un atelier (animé par Rudolf Lutz et un théologien) qui présente chaque œuvre dans son écrin musical et religieux, l’exécution proprement dite, puis une lecture délivrée par des membres de la société civile qui interrogent et prolongent le sens des paroles. Ancrer ces cantates dans le vécu du public, les actualiser, les ouvrir sur les préoccupations de la vie courante. Intéresser, impliquer l’auditeur d’aujourd’hui. Belle et pertinente idée, qui reflète les enjeux de l’office luthérien, entre instruction évangélique, sermon, communion des fidèles. Chaque live, capté à une cadence quasi mensuelle, est proposé en DVD. En raison de la pandémie, l’aventure est freinée, mais selon le website compte rattraper le retard d'ici 2023. Quand on dit que le marché des supports physiques se porte mal : du moins sur certains segments, on produit et à grand train ! 

Les CD de la série se contentent de la seule musique, et compilent les cantates. Quel est le point commun entre les trois du volume 30, pas les plus courues du catalogue ? Non le contexte liturgique (Ich armer Mensch, ich Sundenknecht et Herr, gehe nicht ins Gericht mit deinem Knecht sont pour la Trinité, Also hat Gott die Welt geliebt pour la Pentecôte), même si deux cantates exploitent la thématique du péché. Non la date de composition (elles furent créées en novembre 1726, mai 1725, juillet 1723). Elles ne partagent pas la même nomenclature vocale (la BWV 55 chambriste pour ténor, la BWV 68 pour soprano et basse, la BWV 105 avec quatuor de solistes). Ni la même tonalité principale. Cette sélection ne correspond guère mieux à un concert unique, puisque les sessions d’enregistrement s’échelonnent sur huit années. Alors, un choix arbitraire ? Le livret nous indique seulement que les œuvres de chaque disque sont regroupées selon des considérations musicales. Qu’importe la cohérence, muselons la curiosité, on n’en saura davantage ! 

Sans s’enferrer dans une révérence à l’authenticité, ni défendre un dogme interprétatif, le style privilégie une perception rafraichie du texte, porté par une équipe (qui nous vient principalement d’Autriche, Allemagne et Suisse) de « messagers interrogateurs d’un concept musical » selon le livret. Baigné dans un milieu familial qui le prédispose à une intime compréhension de ce qu’il dirige, Rudolf Lutz est la cheville ouvrière de cet artisanat qui profite désormais d’une large décennie d’expérience accumulée.

La première impression qui vient à l’oreille est celle de la minceur du tissu instrumental, bien que l’effectif ne soit en rien famélique (jusqu’à une douzaine de cordes). Ce qui s’explique par un ton sobre, voire désengagé qui, d’un numéro à l’autre, se perçoit comme une uniformisation. Le souhait d’élucidation passe-t-il la rampe des intentions ? On le déplore dès l’introduction du BWV 105, où les forces chorales (elles aussi nullement sous-proportionnées : 6, 5, 4, 5) manquent d’étoffe et de mordant pour la fugue « denn vor dir wird kein Lebendiger gerecht ». Privilégier la communication du sens passe-t-il par en amoindrir le potentiel dramatique ? Durant tout le programme, on constate une sorte d’euphémisation, comme se refusant à l’expansivité, estompant la caractérisation. L’heure n’est peut-être plus au vibrato ni aux individualisations que nous offrirent quelques grands chanteurs et chanteuses des générations précédentes. Mais les voix blanchies peuvent laisser sur sa faim. Et les tentatives d’animer le verbe ne s’entendent pas toujours des plus heureuses : dans le « Kann ich nur jesum mir zum freunde machen », si ingénieusement conçu par Bach (les tournoiements du tentateur Mammon aux violons, les rehauts de cor, ici confiés au corno da tirarsi d’Olivier Picon), le potentiel illustratif se trouve un peu gommé, si ce n’est que le ténor emploie un ton guilleret (anecdotier) qui ne sera pas du goût de tous. Une candeur qui interpelle aussi dans l’aria du BWV 55. Les deux autres solistes s’accordent mieux à cette interprétation tout en délicatesse. Décrispée, neutre, voire neutralisée oserait-on en caricaturant. Décantation, luminosité, légèreté, souplesse d’un profil rythmique aplani (un lissage qui rappelle la première manière de Ton Koopman chez Erato, les préciosités en moins) : aucune option ici révélée n’est caduque en soi, mais de là à avouer que les moyens déployés optimisent l’éloquence... Avantage collatéral : une salutaire simplification, comme dans l’esthétique de Masaaki Suzuki (Bis), quoique le génial élagage du matériau et la gestion de la tension narrative que réussissait le maestro japonais restent sans rivaux dans ce qu’on a entendu depuis le début du millénaire.

Le continuo (vanté dans le livret) est finement réalisé : par exemple, le tricot de violoncelle entretoisé au « mein gläubiges herze », à l’appui de la pétillante prestation de Sibylla Rubens. Remarquable modelé instrumental chez les cordes, bois agréables : en bilan, on saluerait davantage l’orchestre que les prestations vocale ou chorale, honorables sans prime de mérite. De beaux instants certes (le suave « Also hat Gott die Welt geliebt »). L’oreille se dresse même, la troupe se mobilise, ça flamboierait: « Wer an ihn gläubet » d’une enviable envolée. Hélas, ce sont les dernières minutes du disque, au demeurant plutôt court. Si seulement les cinquante minutes soulevaient le même enthousiasme ! Le choix de cantates qui ne figurent pas parmi les plus célèbres évite la confrontation immédiate dans la mémoire de l’auditeur. Mais en se référant aux notoires intégrales précitées, la comparaison n’inflige-t-elle sa sévérité ? On souhaite en tout cas l’aboutissement de ce projet qui se distingue par une production éditoriale des plus sérieuses, et à bas bruit poursuit son méritoire sillon dans la discographie.

Christophe Steyne

Son : 9 – Livret : 10 – Répertoire : 9 – Interprétation : 7

 

 

 

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