Bernardo Storace sur trois claviers, expédition méridionale avec Marouan Mankar-Bennis

par

In modo pastorale. Bernardo Storace (c1637-c1707) : Pastorale ; Capriccio sopra Ruggiero ; Ciaccona ; Recercar ; Toccata e canzon ; Passagagli sopra Fe ; Ballo della Battaglia ; Recercar di ligature ; Follia ; Monica ; Passagagli in Modo Pastorale ; Passagagli sopra la. Bergamesca ; Trombetta [improvisations]. Arnaud Carron de La Carrière, percussions. Arabella Cortese, récitante. Jean-Pascal Lamand, murmures siciliens. Marouan Mankar-Bennis, clavecin, épinette, orgue. Livret en français et traduction partielle en anglais. Octobre 2020. TT 77’51. L’Encelade ECL 2101

« Le voyage que l’on fait seul dans sa chambre peut être aussi fécond que la plus lointaine expédition » confie Marouan Mankar-Bennis dans un livret exquisément rédigé. Qu’on pense aux aventures de Tintin inventées par un Hergé qui ne quitta guère sa Belgique natale. La sphère visitée par ce disque est certes plus circonscrite que les continents arpentés par le reporter à la houppe. L’unique recueil publié par ce contemporain de Dieterich Buxtehude, à Venise en 1664 (Selva di varie compositioni), le relie à la ville de Messine en Sicile. Marouan Mankar-Bennis a profité de la réclusion imposée par le confinement de 2020 pour nous concocter un savoureux et dépaysant album, autour de ce foyer. Bernardo Storace « sans visage et sans biographie », comme il l’écrit lui-même. Qu’importe, l’imagination va faire le reste, conjointe à la culture littéraire que l’interprète associe à chaque pièce du programme. Elles s’entretoisent à des textes empruntés à Hector Berlioz, Dominique Fernandez, Alexandre Dumas, Guy de Maupassant, Charles Nodier, Jehan Chardavoine ou Giuseppe Tomasi de Lampedusa, qui mettent en mots et en perspective les étapes d’un périple dans le bassin méditerranéen. En toute subjectivité, la musique face aux images et émotions qu’elle évoque pour qui nous la joue ici.

L’anthologie enregistrée par Rinaldo Alessandrini chez Astrée se contentait d’un (superbe) clavecin ; celle de Fabio Bonizzoni (Glossa) enrôlait orgue et clavecin, celle de Francesco Cera (Tactus) cumulait orgue, clavecin et épinette. Marouan Mankar-Bennis a aussi opté pour une conjugaison de ces trois instruments : une épinette d’après un anonyme de 1626 conservé à Leipzig, un clavecin à deux registres d’après un Giusti de 1681, et un orgue historique espagnol (armé de tonitruantes chamades) transféré à l’église Saint-Éloi de Fresnes. Trois savoureux compagnons de route pour des tribulations hautes en couleurs. Tout comme dans le CD de Pascale Rouet à l’Abbatiale de Mouzon (Pavane, 1998), la danse est à l’honneur. Qu’on en juge dès la Pastorale qui ouvre l’album, un des opus les plus joués de son auteur, ou dans la Follia, où la verve des tuyaux s’enfièvre par le délicieux raffut des percussions. On les aurait presque attendues dans le fringant Ballo della Battaglia (se souvenir de la gouaille d’Andrea Marcon qui faisait gronder Tromboncini et Cornetta dans The Heritage of Frescobaldi, Divox, 1995), mais la registration s’en tient ici, presque par malice, à un gazouillis flûté. 

Les récitations et bruitages agrémentent et contextualisent l’écoute sans la dénaturer ni nous détourner des œuvres originales. Rares sont les albums-concepts de ce genre « réalité augmentée » à ne pas se fourvoyer dans le vain artifice ou l’anecdotique. On salue d’autant cette exploration qu’elle bénéficie du jeu sensible et tonique du claviériste d’origine italo-marocaine, qui nous gratifie de deux improvisations du même tonneau. Dans les pages les moins ostentatoires, on saluera la fluidité, la grâce de fins phrasés (exemplaires lectures du Recercar, de la Monica) qui servent un discours confondant de justesse, de raffinement, complétant un portrait équilibré du compositeur italien. On regrettera que la Passacagli sopra A la mi re apparaisse tronquée en fin de parcours, mais le disque est déjà rempli comme un œuf, et la captation de Ken Yoshida s’avère splendide de relief. Les plaisirs et les éblouissements sont sans nombre, pour gourmets et gourmands. On y puise à satiété. On ne quittera pas la table sans féliciter aussi le choix de l’étonnante illustration de couverture, qui reflète parfaitement le baroque éventaire de ce disque : l’azuréen décor d’une poissonnerie napolitaine.

Son : 9,5 – Livret : 9 – Répertoire : 9 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

 

 

 



Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.