Biljana Urban et Florent Schmitt : une alchimie réussie qui appelle une suite

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Florent Schmitt (1870-1958) : Crépuscules, Op. 58 ; *Pupazzi, Op. 36 ; *9 Pièces, Op. 27 ; *Ritournelle, Op. 2 N° 2 bis ; *Prélude triste, Op. 3 N° 1 ; *Ballade de la neige, Op. 6 (* premier enregistrement mondial). Biljana Urban, piano. 2021. 71’00. Livret en anglais et en français. Grand Piano GP850.

Il ne faut jamais oublier que Florent Schmitt était, jusque dans les années 1930, l’un des compositeurs français les plus en vue, au même titre que d’autres considérés de nos jours comme de véritables génies. Il n’était alors pas rare de trouver son nom dans une liste comme celle-ci, tirée de La Revue Musicale : Saint-Saëns, Fauré, d’Indy, Debussy, Dukas, Ravel, Schmitt. Puis il y eut la Seconde Guerre mondiale, pendant laquelle il eut une attitude pour le moins complaisante vis-à-vis de l’Allemagne nazie. Sans qu’il disparaisse cependant tout à fait des programmes de concert, son aura n’était plus la même. À cause de cela, mais aussi de son indépendance d’esprit et de sa résistance à toute forme de mode, il reste largement méconnu.

Car il n’y a pas de doute : il est un compositeur absolument unique. Par sa longévité et ce qu’il a connu comme évolution musicale dans son pays, bien sûr : songeons qu’il avait cinq ans lors de la création du Carmen de Georges Bizet, et qu’il est mort l’année où Pierre Henry a monté le premier studio d'enregistrement indépendant en France, plusieurs années après la Symphonie pour un homme seul... Mais aussi, parce qu’il sera resté jusqu'à son dernier souffle un critique et un compositeur avisé, très au fait de l’actualité musicale, et l’observant avec acuité, non sans humour.

Certes, lui qui a excellé dans les grandes fresques sensuelles et colorées à l’orchestration luxuriante qui ont fait, et font encore sa gloire, on ne l’attend pas dans la musique pour piano, beaucoup plus confidentielle et que très peu de pianistes prennent la peine de programmer au concert ou d’enregistrer. Et pourtant...

Grand Piano nous avait déjà proposé, en 4 CD, une très précieuse intégrale des œuvres pour deux pianos et piano à quatre mains de Florent Schmitt, par le Duo Invencia (Andrey Kasparov et Oksana Lutsyshyn). C’était une formidable réussite, sur tous les plans. Voilà un corpus d’une richesse que seul, sans doute, Franz Schubert peut lui disputer, d’une variété d’imagination, de couleurs, de textures, de rythmes, de styles, mais aussi d’une vitalité, d’une spontanéité, absolument remarquables. 

Quant à Biljana Urban, et pour s’en tenir à ses enregistrements pour ce même label Grand Piano, nous lui devons une intégrale, en 3 CD, de l’œuvre pianistique de Jan Hugo Voříšek, un compositeur bohémien du début du XXe siècle mort beaucoup trop jeune. Le grand musicologue Harry Halbreich n’hésite pas à dire de sa Sonate : « Mis à part Beethoven et Schubert, quelle serait la sonate du premier quart du XIXe siècle qui égale celle-là ?... » Biljana Urban défend cette musique, qui rappelle Schubert et annonce Chopin, avec autant d’humilité que de conviction.

Grand Piano nous ayant prouvé la qualité, d’une part, de la musique pour piano de Florent Schmitt, et d’autre part, de la pianiste Biljana Urban, il n’est pas étonnant que la musique du premier, jouée par la seconde, soit une réussite. 

Car cet enregistrement est une réussite, assurément. Il commence par Crépuscules, quatre pièces relativement développées d’une richesse harmonique et d’une palette de couleurs qui rappelle Debussy, et dont la dernière, Solitude, à la fois mélancolique et sereine, a donné son titre à l’album. Aussi étonnant que cela paraisse, toutes les autres œuvres sont enregistrées ici pour la toute première fois. 

Pupazzi, ce sont huit courts portraits de l’un des personnages de la Comedia dell’Arte. Biljana Urban compare ce recueil aux Fêtes Galantes de Verlaine. D’un niveau technique tout à fait abordable, ces pièces sont délicieuses d’élégance et d’immédiateté. 

Les 9 Pièces ont été écrites entre 1895 et 1903, et rassemblées après-coup en une compilation que Biljana Urban a choisie « pour sa tendre expression musicale qui rappelle son maître, Gabriel Fauré ». Leur pouvoir poétique va en effet droit au cœur.

L'album se termine par trois pièces isolées : une Ritournelle légère et spirituelle, un Prélude triste d’un poids inexorable, et enfin une Ballade de la neige plus fluctuante mais tout aussi désolée.

L'interprétation de Biljana Urban est en tous points parfaite. La délicate alchimie entre la simplicité et les subtilités de cette musique lui va à ravir. Elle reste sobre, n’en fait jamais trop, et toujours avec soin et élégance. Elle sait souligner chaque intention, qu’elle soit rythmique, harmonique, mélodique, dynamique. Indubitablement, Florent Schmitt lui parle. Espérons qu’après ce premier album, qui contient des œuvres écrites par un compositeur encore jeune, Grand Piano lui proposera de poursuivre l’aventure. Car, si l’on met de côté les 100 secondes de Ritournelle, il y a 47 années entre l’œuvre la plus tardive de cet enregistrement et la mort de Florent Schmitt, qui a composé jusqu'à son dernier souffle. Il reste donc beaucoup à découvrir !

Son : 8 – Livret : 9 – Répertoire : 9 – Interprétation : 9

Pierre Carrive

 

 



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