Cantigas de Santa Maria : stimulante compilation rééditée par la Capella de Ministrers

par

Alfonso X El Sabio (1221-1284) : Cantigas de Santa Maria 18, 29, 41/119, 76, 99, 105, 132, 139/183, 159, 166, 167, 173, 189, 192, 193, 205, 212/12, 265, 339. Carles Magraner, Capella de Ministrers. Livret en espagnol, valencien, anglais ; paroles des chants en langue originale et traduction trilingue. Enrgmts 2003-2018, rééd. 2021. TT 67’53. CdM 2150

Nous commémorerons en novembre le 800e anniversaire de la naissance d’Alfonso X qui régna sur la Castille et le León, réunifiés en 1230 pendant son enfance. Outre la prospérité économique qui se développa en son royaume, Alphonse « Le Sage » constitua un foyer de rayonnement intellectuel et artistique dont témoignent les Cantigas de Santa Maria, émanées d’un terreau où se fréquentaient musiciens juifs, chrétiens, maghrébo-andalous. Ce recueil poético-musical, conservé au Monastère de l’Escurial en sa forme la plus complète et authentique, abondamment iconographiée, demeure un monument majeur du répertoire médiéval. On vient d’ailleurs d’apprendre que ce trésor va être rendu accessible online à un vaste public. La lyrique s’exprime dans la langue galaïco-portugaise, s’élève au rang de sacralisation du fin’amor, par transfert de l’amour courtois vers une dévotion spiritualisée. Ce chansonnier marial se structure en chants de louange à la Vierge et évocations de miracles qui lui sont associés. Seule une faible part des quelque quatre-cents pièces provient de la propre main du roi, dont le rôle s’évertua surtout à coordonner le manuscrit et lui conférer son unité stylistique. On suppose que les mélodies dérivent de chants populaires empruntés aux diverses influences de l’époque : troubadours, trouvères mais aussi des conducti.

Rares sont les ensembles médiévistes qui auraient ignoré les Cantigas. Parmi la discographie, régulièrement abondée, citons ainsi The Waverly Consort de Michael Jaffee (Vanguard, 1972), Clemencic Consort (Harmonia Mundi, 1976), Das Mittelalter Ensemble der Schola Cantorum Basiliensis de Thomas Binkley (Emi DHM, 1980), Martin Best Medieval Ensemble (Nimbus, 1984), La Capella Reial de Catalunya & Hespèrion XX de Jordi Savall (Astrée, 1993), Ensemble Unicorn (Naxos, 1994), The Dufay Collective & Vivien Ellis (Chandos, 1996), Micrologus (Opus 111, 1997), Camerata Mediterranea de Joel Cohen (Erato, 1998), Theatrum Instrumentorum (Arts, 1998), Alla Francesca (Opus 111, 1999), Ensemble Gilles Binchois (Ambroisie, 2003), Obsidienne d’Emmanuel Bonnardot (Calliope, 2006) et Hana Blazíková (Phi, 2014).

Le présent disque compile une série de Cantigas précédemment parues dans six albums de l’ensemble espagnol (attention, il ne s’agit donc pas de nouveaux enregistrements) dont voici les titres, par ordre chronologique : Lamento di Tristano. Estampida Medieval (2003) : 29, 105, 139/183, 166, 173 ; Musica Angelica (2007) : 189, 339 ; Moresca (2010) : 76, 99, 192, 193, 205 ; Ramon Llull (2016) : 132, 159, 167 ; La Ruta de la Seda (2017) : 18, 41/119, 265 ; El Grial, musique et littérature autour du Saint Graal (2018) : 212/12. Le numéro 335 (Com' en si naturalmente a Virgen há pïadade) de l’album Ramon Llull n’a pas été repris. Cet inventaire est détaillé par nos soins : on regrette que le livret n’ait pas spécifié cette ventilation ni énoncé les contributions respectives des interprètes, lesquels invitent aussi les ensembles Lluís Vich Vocalis, Música Reservata de Barcelona et le Cor de la Generalitat Valenciana.

Le CD enchaîne les pièces selon l’ordre d’apparition dans le recueil. Figurent les 99, 173, 192, 265, et 339, qu’on rencontre rarement dans les autres anthologies, hormis celles gravées sous la direction d’Eduardo Paniagua, acteur primordial. À thésauriser. En revanche nous avons limité à 9/10 l’évaluation du répertoire, pour deux raisons. D’abord le programme n’inclut pas certaines célèbres Cantigas, par exemple les 13, 37, 47, 77, 100, 123, 176, 181, 303, 322, 353… Secundo, on peut aussi déplorer que la sélection privilégie les parures purement instrumentales (deux tiers des dix-neuf plages), ce qui s’avère dommage pour un corpus essentiellement vocal et poétique, qui prend ici l’allure d’une enfilade de danses.

En tout cas, rythmes et ambiances alternent en renouvelant l’intérêt. On ne manquera pas les plages 1, 8, 9, 16, particulièrement irrésistibles. Les voix ne sont pas toujours prégnantes ou caractérisées, toutefois les interventions chorales produisent leur effet. La Capella de Ministrers flatte les chauds parfums hispaniques et en ce terrain ne connaît guère de rivaux sur la scène d’aujourd’hui. Évitant d’entacher le creuset par une tentation folk qui abolirait la distance temporelle sous couvert d’arrangements frelatés, l’équipe instrumentale puise aux racines et dégage un fort sentiment de vraisemblance, s’équilibrant entre retour aux sources et spontanéité. La large palette de cordes frottées et pincées (vielle, cithare, harpe, vihuela, laúd, oud, guiterne…), d’aérophones (flûte, nay, cornemuses, chirimias, organetto, trompettes…) rehaussée par une percussion séduisante et aromatique, respecte les justes proportions d’assaisonnement : plus proche de l’épicerie mauresque que de la tradition arabisante, plus proche de l’esthétique de Jordi Savall que de la fantasmagorie orientalisée de Thomas Binkley.

Les différents lieux de captation, situés à Valence et Requenia, disposent d’acoustiques généreuses ou réverbérées, dans une perspective photogénique qui garantit la cohérence et le plaisir de l’écoute. Globalement, voici un hommage bienvenu à cet humanisme du XIIIe siècle où les cultures dialoguent et rayonnent, heureux tribut de ferveur voué à la Sainte Mère. Au-delà de cette réédition gratifiante, fort bien réalisée et habilement packagée, on aurait seulement souhaité que Carles Magraner, qui d’ordinaire ne lésine pas sur la production d’albums (une cinquantaine au compteur chez ce label maison), nous offre une galerie de Cantigas spécifiquement enregistrée pour l’occasion : ce n’est pas la matière qui fait défaut.

Son : 9,5 – Livret : 9 – Répertoire : 9 (pour cette sélection) – Interprétation : 10

Christophe Steyne

 

 

 

 

 

 

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