Cantique et Musette: insaisissable Poupoule !

par

Francis Poulenc
par Hervé Lacombe
Le mérite premier de cette biographie est qu'elle ressemble à Poulenc, protéiforme, composite, aussi bien aède de la Vierge noire, ami de Marie-Blanche de Polignac et de Marie Laure de Noailles que...  celui qui «aurait voulu être Maurice Chevalier». Cet ouvrage exhaustif essaie de concilier approches analytiques et synthétiques, collecte scrupuleusement les faits connus, revient à la chronologie, juxtapose les axes thématiques en honorant au passage, avec une prudence de serpent, les divinités jalouses des cieux universitaires. Rien ne manque à la panoplie: de Freud au logos, ethos, pathos et autres mythos, de Roland Barthes et de Boulez à la «narrativité» en passant par le sous-texte de Nathalie Sarraute ou les théories du «genre»... Ce «kaléidoscope coctalien» -pour emprunter son jargon à l'auteur- se révèle paradoxalement passionnant non seulement par ce qu'il expose mais aussi par ce qu'il tait.
Car il s'agit bien là d'un ouvrage alimenté par une impressionnante collecte d'éléments d'autant plus délicats à rassembler que le compositeur n'est mort qu'en 1963, si bien qu'ayant-droits, famille, amis et leurs descendants sont vivants et bien décidés à faire respecter l'image personnelle que leur mémoire a conservée. Collecte rendue plus ardue par la prolixité de Poulenc lui même -archives audio-visuelles, textes, entretiens, correspondance (environ 1/3 seulement publiée) et par le fabuleux témoignage historique, mondain et artistique de sa vie: de 1899 à 1963 il a connu la Belle Epoque, deux Guerres mondiales, les Années Folles, la construction de l'Europe moderne ! Puisant notamment dans la correspondance 1910-1963 publiée chez Fayard, rien n'est laissé dans l'ombre. Depuis la déception amoureuse sublimée avec la «femme idéale», Raymonde Linossier, jusqu'aux penchants homosexuels découverts dans le sillage de Cocteau. Sont en même temps dégagées les lignes de force de la personnalité et de l’œuvre. Arrivisme et mondanités résultant -par exemple, et à ses débuts surtout- d'un désir de rallier l'avant-garde, d'affirmer sa singularité et d'éviter d'approfondir ses contradictions intérieures. Car cet homme qui professe une aversion absolue pour toute spéculation intellectuelle, tout développement musical, oscille au fil de ses pulsions les plus irrationnelles entre argent/avarice, sexe/luxure, foi/espérance (p. 358). Quant au style: répétitions des motifs, fragmentation du discours, délitement tonal lié à la déréliction et l'angoisse sont remarquablement mis en évidence (à propos des Sept Repons p. 777). De même, on lira avec intérêt les chapitres sur sa foi (p. 443), ses pôles créatifs, sa faculté de libérer la puissance du mot par sa musique, le caractère intrinsèquement «français» de son génie ou encore le «travail sur le temps». Sans compter les analyses de toutes les compositions, sensibles et agréables à lire.
Venons en à ce qui n'est pas dit. Et d'abord, un paradoxe! Alors que l'auteur insiste sur l'importance du «visuel», des images, des peintures dans les goûts, la psychologie et le processus créatif du musicien, on ne trouve dans cet ouvrage -à l'exception de la couverture- aucun portrait, aucune photographie, aucune caricature. Or, ni le coût des droits de reproduction, ni l'épaisseur de l'ouvrage n'expliquent une telle lacune. Certes, celui qui aurait «voulu être Maurice Chevalier» de son propre aveu, avait un charme fou mais s'aimait-il physiquement? Quelle rôle cette insatisfaction a-t-elle pu jouer dans le refus tacite de Raymonde Linossier de l'épouser? Puis dans l'expression d'une sexualité explosive, flottante, immature (la conception de sa fille Marie-Ange avec une jeune Frédérique en 1946 est qualifiée par lui de «drame» mais sera pleinement assumée affectivement comme «parrain») tragique par le besoin de se rassurer en dominant «j'ai toujours aimé en dessous de moi» reconnaît-il. Tout autant le chantre de l'«adorable mauvaise musique» ne forçait-il pas sa nature en se pliant aux codes d'un milieu mondain, trouvant alors une décompensation vitale dans la fréquentation des guinguettes, music hall et autres bars à marins? Les «deux moi» mis en évidence par Sauguet anticipant le fameux «moine et voyou» un peu réducteur de Claude Rostand (p. 771) sont-ils vraiment si caractéristiques, si l'on pense à Eusébius et Florestan pour ne citer qu'eux? Et l'admirable Pierre Bernac n'a -t-il pas joué d'une certaine façon le rôle d'un autre «moi»? Le conflit intérieur n'est, par ailleurs, pas mis en relation avec la position de Poulenc dans sa fratrie d' «enfant de remplacement», avec la cause occultée de la mort de sa mère, ni avec le diagnostic aventureux de cyclothymie qualifiée de «troubles bipolaires». Dossier médical lacunaire lui aussi: l'Equanil n'est pas un anti-dépresseur mais un anxiolytique myorelaxant prescrit en cas d'insomnie, de sevrage alcoolique ou de crise d'angoisse. Le ralentissement, l'incapacité à créer ne sont guère présents non plus. Au contraire, les émois amoureux sont alors intenses et à l'occasion de chaque période d'angoisse naît une œuvre nouvelle!
Enfin, comment concevoir que l'exubérante libido du compositeur des "Mamelles de Tirésias" puisse être absente des grandes pages religieuses? N'est-ce pas au contraire à travers «la sensualité de la violence», la trajectoire acéré des chœurs sacrés, que sa force vitale s'exprime à l'état brut? Car il y a une sexualité extrême dans «le dialogue» de ces femmes carmélites dont on coupe la tête comme le sultan des mille et une nuits décapite ses amantes au matin. Les transports de l'agonie ne sont-ils pas miroir inversé des transports amoureux? Il y a là un mystère spirituel, vital, que toutes les sciences épistémologiques et linguistiques réunies resteront impuissantes à saisir.
Ce sont le ou les visages de Poulenc, son génie poétique, son silence mystique qui échappent finalement au biographe le plus acharné. Et tant mieux! Que cet ouvrage inspire avant tout le désir d'entendre sa musique... car c'est à elle et à elle seule, qu' appartient le dernier mot!
Bénédicte Palaux Simonnet
Editions Fayard, 2013,  1104 pages, 39 euros

 

 

 

 

 

 

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