Cassandra de Bernard Foccroulle : « Le futur est partout, chacun peut le voir »
A La Monnaie, l’ouverture de la saison est bienvenue à double titre : un premier opéra composé par Bernard Foccroulle ; un opéra qui s’engage résolument dans les problématiques urgentes et les débats de notre époque.
Oui, Bernard Foccroulle, celui qui en a été le directeur -l’âme- pendant quinze ans, est passé de l’autre côté de la rampe, devenu le maître d’œuvre d’un important projet lyrique. Un projet à son image.
On a connu le gestionnaire, le meneur d’équipes, le programmateur judicieux. On a aimé l’homme cultivé et engagé, l’humaniste. On a apprécié son sens de la juste mesure, son empathie, son esprit d’ouverture. Toutes ces qualités, on les retrouve dans son premier opéra.
Dans le propos de Cassandra : le monde va à sa perte, le dérèglement climatique s’installe -et l’actualité est en terrible résonance. Deux personnages sont au centre du livret, deux Cassandre : celle de l’antiquité, la devineresse qui avait annoncé la chute de Troie et que personne n’avait écoutée. Celle d’aujourd’hui, Sandra, une scientifique annonciatrice de notre ruine à venir. En un prologue et treize tableaux, nous passons subtilement d’une époque à l’autre. Matthew Jocelyn, l’auteur du livret, replace la Sandra d’aujourd’hui dans son contexte socio-familial, une façon habile d’envisager tous les aspects contrastés de cette réalité-là, au-delà des slogans. Ainsi notamment, comment sensibiliser, comment vaincre l’indifférence, comment convaincre ? La raison -celle qu’expriment tous les rapports du GIEC- n’y suffit manifestement pas. Voilà Sandra devenue stand-upeuse, tentant la carte de l’humour. Voilà Blake, son compagnon, s’engageant dans l’action radicale -que certains taxent d’« éco-terrorisme ». Comment aussi concilier avenir personnel et salut collectif : Naomi, la sœur de Sandra, est enceinte. Celle-ci s’autorisera-t-elle un enfant ? Et son père, continuera-t-il à privilégier le court terme lucratif d’exploitations minières ? Ajoutons-y quelques touches d’humour et d’évocations souriantes.
Dans la mise en scène de Cassandra : Marie-Eve Signeyrole a réussi à faire vivre le propos dans un environnement scénique de Fabien Teigné aussi beau que convaincant : deux immenses blocs mobiles et modulables, devenant bibliothèque, iceberg, appartement, ruines troyennes. Un bloc de glace qui fond peu à peu. Des toiles qui s’abattent soudain du mur du fond, fonte des glaces. Les lumières, très travaillées, sont significatives. Les vidéos sont en phase avec ce qui se dit, ce qui se débat.
Des vidéos qui permettent de faire le lien avec la partition : à trois reprises, elles nous suggèrent la présence d’abeilles bourdonnantes : si nombreuses la première fois, quinze la seconde, cinq la troisième. Si exactement symboliques de l’extinction, de la perte irréversible de la nécessaire diversité.
Des abeilles que suggèrent les cordes. Des abeilles typiques d’une partition qui supporte-souligne-amplifie-atmosphérise les échanges, qui est en symbiose avec eux, en modestie expressive. Une partition très pertinente également dans ses intermèdes instrumentaux donnant des échos à ce qui vient d’être dit et montré, nous offrant le temps de la prise de conscience, de l’élargissement des points de vue, de leur appropriation. Une partition qui a trouvé son juste et nuancé défenseur et illustrateur en la personne de Kazushi Ono.
Bruxelles, Théâtre Royal de La Monnaie, 12 septembre 2023
Stéphane Gilbert
Crédits photographiques : Karl Forster
Ce qui accomplit cette production, c’est évidemment la façon dont les rôles ont été judicieusement distribués, dans la voix et dans le jeu : Katarina Bradic en Cassandra, Jessica Niles en Sandra, Paul Appleby en Blake. Avec Susan Bickley-Hecuba et Victoria (la mère de Sandra), Gidon Saks-Priam et Alexander (le père de Sandra), Sarah Defrise-Naomi, Joshua Hopkins-Apollon. Et encore Sandrine Mairesse-Stage Manager et Lisa Willems-Conference Presenter. Quelle intense présence aussi des Chœurs de La Monnaie.
Oui, l’opéra peut être un lieu de prise de conscience quand il réussit à conjuguer ainsi la raison et les émotions.
Stéphane Gilbart
Bruxelles, La Monnaie, le 12 septembre 2023