Chansons à l’époque de Balzac et de sa Comédie humaine
La Comédie humaine. Chansons de Marc-Antoine-Madeleine Désaugiers (1772-1827), Pierre Dupont (1821-1870), Émile Debraux (1796-1831), Daniel-François-Esprit Auber (1872-1871), Pierre-Jean de Béranger (1780-1857), Jean Anthelme Brillat-Savarin (1755-1926), Eugène-François Vidocq (1775-1857), Alexandre-Joseph Doche (180&-1869), Joseph-Philippe Simon dit Lockroy (1803-1891) et Adolphe Anne François Choquart (1800-1859). Lucile Richardot, mezzo-soprano ; Cyrille Dubois, ténor ; Arnaud Marzorati, baryton ; Jérôme Varnier, basse ; Les Lunaisiens, direction artistique Arnaud Marzorati. 2022. Notice en français et en anglais. Textes des chansons avec traduction anglaise. 63’ 21’’. Alpha 1105.
Ces dernières années, le label Alpha a pris la bonne habitude, à intervalles réguliers, de mettre en valeur un écrivain célèbre en relation avec la musique. La Fontaine et ses Fables vues par Offenbach avant Alexandre Dumas visité par Massenet, Berlioz, Liszt, Franck et quelques autres, Ronsard à travers les siècles avant un récent Victor Hugo servi par des mélodies de sa fille Adèle, ont vu leur œuvre mise en évidence. C’est maintenant le tour d’Honoré de Balzac (1799-1850), avec une série de chansons, contemporaines de sa Comédie humaine, titre sous lequel sont réunis près une petite centaine d’ouvrages multiples, écrits par le Tourangeau entre 1829 et son décès.
L’entreprise est due à l’initiative du baryton Arnaud Marzorati, qui est co-fondateur de l’ensemble Les Lunaisiens, appellation qui fait référence à une allusion de Raymond Queneau sur les habitants de la lune. Cet ensemble vocal et instrumental, qui existe depuis 2008, est spécialisé dans le répertoire de la chanson historique et populaire française, avec, pour Alpha, la concrétisation de plusieurs projets, dont un album autour de la révolution de 1789, ou un autre, savoureux, intitulé Merd’ v’la l’hiver, Complaintes des gens de rue, autour de la misère des pauvres en période de grand froid, avec la voix de Stéphanie d’Oustrac.
Balzac, donc. En réalité, comme l’explique dans sa notice érudite Romain Benini, maître de conférences à La Sorbonne, la volonté du directeur artistique Arnaud Marzorati lecteur de Balzac et spécialiste de la chanson du XIXe siècle, a été de faire entendre par les chansons la comédie humaine de l’âge balzacien […] ; elles ont été créées entre l’Empire et la Deuxième République. Il faut lire cette présentation avant audition ; elle éclaire le sujet, qui se décline autour de La Comédie humaine balzacienne sans en être une illustration précise, se présentant plutôt en écho avec un pan de l’œuvre.
Le programme s’ouvre et se clôture par un Tableau de Paris, le premier à cinq heures du matin, avec la mise en route des petits métiers, de l’écrivain ou du savant, et le moment, pour les fêtards, de récupérer : (Tout Paris s’éveille,/ Allons nous coucher), le second à cinq heures du soir, avec la préparation de la nuit, activités diverses à la clef, spectacles compris. L’auteur, Désaugiers, chansonnier épicurien et malicieux, connut un succès comparable à celui du célèbre Béranger, qui occupe, avec lui, la moitié des seize plages de l’album. Le Cadet buteux au Faubourg du Temple du même est un autre visage de la capitale, délicieusement coloré par la description des cafés. Béranger a droit de son côté à cinq chansons, entre réflexion quasi-philosophique sur Le corps et l’âme, humour avec Les Escargots ou souvenirs de Ma grand-mère. Le talent de ce prolifique créateur est incontestable et est ici valorisé.
Les autres chansons, pittoresques, à tendance satirique ou nostalgique, mais aussi parfois politique, s’apprécient comme des moments délectables : Les Relieurs ou Les Chapeaux de Debraux, Amour et folie d’Auber, ou Ne poursuivons plus la gloire de Brillat-Savarin, ce magistrat, homme politique et gastronome réputé, apprécié par Balzac. On trouve aussi Vidocq, incontournable, puisqu’il apparaît dans l’œuvre du romancier sous les traits de Vautrin, On connaît l’étonnant destin de ce bagnard repenti, devenu chef de la police. Au sein de sa Chanson, l’argot gouailleur s’installe en maître.
Pour animer ce panorama de textes qui valent leur pesant d’originalité, quatre chanteurs sont au rendez-vous. Lucile Richardot en couvre cinq, dont deux Béranger, avec ses qualités légères ou dramatique, et le style éloquent qu’on lui connaît. Cyrille Dubois, toujours souple, les aigus aisés, déroule Les louis d’or de Dupont ou le Cadet buteux de Désaugiers avec un remarquable sens des mots. Jérôme Varnier, lui aussi chargé de deux Béranger, fait la démonstration de sa sonorité de basse, alors que Marzorati souligne avec un plaisir non dissimulé les accents des faubourgs transmis par Vidocq. Tout cela est délectable, sert les textes avec précision et clarté, y compris lorsque les voix se rejoignent dans l’une ou l’autre ambiance. L’instrumentation qui accompagne cette évocation dix-neuvièmiste participe beaucoup au plaisir de l’écoute : clarinette, guitare et piano (un demi-queue Pleyel d’époque), mais aussi vielle à roue, serpent et ophicléide s’en donnent à cœur joie. À tous les niveaux, l’interprétation est superlative.
Dans ce domaine historiquement situé de la chanson, Arnaud Marzorati s’était déjà révélé comme un excellent transmetteur de patrimoine. Il le confirme encore ici avec cette série, à la fois touchante, intime, pittoresque, humoristique ou truculente, qui donne de la société du temps une évocation plaisante, que l’on pourra considérer comme une toile de fond de la vaste création balzacienne. On notera l’excellente qualité sonore de ce programme, dont le côté particulier ne permet guère de donner une note pour le répertoire. C’est pourquoi nous optons, dans le cas présent, pour une note globale.
Note globale : 10
Jean Lacroix