Chanter et s’accompagner : excursion dans l’art vocal hérité du « concerto delle donne »
Il gioco della cieca. Madrigali, Canzoni & Villanelle per cantare, et sonare. Giovanni Giacomo Gastoldi : (1554-1609) : Cieco Amor non ti cred’io. Claudio Monteverdi (1567-1643) : Doldi miei sospiri. Giovanni Gabrieli (1557-1612) : Canzon prima à cinque. Giovanni Girolamo Kapsberger (1580-1651) : S’io sospiro e s’io piango ; Veri diletti qua giù non regnano. Giaches de Wert (1535-1596) : Chi mi fura il ben moi? ; Cara la vita mia e gl’è pur vero ; O primavera, gioventù de l’anno. Girolamo Frescobaldi (1583-1643) : Canzona Terza à 2. Sigismo d’India (1582-1692) : Occhi de’ miei desiri e d’amor nidi ; Occhi belli, occhi sereni. Andrea Gabrieli (1533-1585) : O belli e vaghi pizzi. Concerto di Margherita. Francesca Benetti, théorbe, guitare, voix. Tanja Vogrin, harpe double, voix. Giovanna Baviera, viole de gambe, voix. Rui Stähelin, luth, théorbe, voix. Ricardo Leitão Pedro, luth, guitare, voix. Livret en anglais, français, italien ; paroles en italien traduites en anglais et français. Novembre 2019. TT 46’07. Arcana A498
L’inépuisable pépinière de la Schola Cantorum de Bâle a forgé les polyvalents talents réunis dans ce Concerto di Margherita, dont le nom renvoie à Marguerite de Mantoue (1564-1618). Aux dernières heures du Cinquecento, la toute jeune épouse du Duc de Ferrare, qui deviendra une influente mécène des arts, amena la professionnalisation du « concerto delle donne », et en fit un cénacle dominé par l’émérite trio vocal Laura Peverara, Livia d'Arco, et Anna Guarini. Au-delà de leur habileté au chant, ces dames s’accompagnaient d’instrument. C’est ce stile concertato que parangonne l’équipe Concerto di Margherita, à l’occasion de son premier CD qui la désigne spécialiste de cette pratique : « il n’est pas le premier ensemble moderne à aborder la monodie italienne en auto-accompagnement, mais le premier à le faire systématiquement en tant qu’ensemble » selon le livret d’Andrew Dell’Antonio.
Ce même livret invite une écoute active, pour deviner par exemple lequel des cinq musiciens est l’instigateur du traitement accordé à chaque pièce ; il incite aussi à s’interroger sur les influences croisées entre versions instrumentale / a cappella d’O belli e vaghi pizzi et Cara la vita mia, dont se décante une série de virtuoses diminutions alla bastarda. Deux canzoni de Giovanni Gabrieli et Girolamo Frescobaldi abondent ce versant consortant, attentif à la parure musicale et aux affetti que véhicule ce tissu de cordes frottées et pincées. La tragicomédie Pastor Fido de Giovan Battista Guarini inspire les deux étapes majeures de ce récital, déployées dans les galeries madrigalesques de Giovanni Giacomo Gastoldi et Giaches de Wert, que la troupe injecte ici dans le mode d’interaction expressive du prisme ferrarais. L’aveuglement amoureux des réparties du Cieco Amor non ti cred’io suggère le titre de l’album, renvoyant aux yeux bandés du gioco della cieca.
Évoluer parmi ses partenaires, se frôler, se reconnaître, s‘esquiver, échanger les rôles pour mener le jeu : la dimension collective, ludique, expérimentale de ce « colin-maillard » répond à l’approche-même du Concerto di Margherita. Le Petit Livre d'amour de l'humaniste lyonnais Pierre Sala (c1457-1529) figure une miniature du colin-maillard, symbole de la tâtonnante quête de l'amoureux, et une autre image où l'auteur dépose son cœur sur une marguerite ouverte « par ce qu'elle est l'élite de toutes les fleurs ». C’est un enjôleur bouquet que fertilisent les cinq chanteurs-musiciens en hommage à leur bien-nommée patronne Margherita Gonzaga. Leur science conjonctive, leur art de la métamorphose poétique se montrent dignes du renommé concerto delle dame qu’ils ont pris pour modèle. On espère que la discographie de cette équipe à bonne école comptera bientôt d’autres témoignages aussi experts et ravissants.
Son : 9 – Livret : 9 – Répertoire : 9 – Interprétation : 9
Christophe Steyne