Christa Ludwig, la voix de mezzo  dans toute sa splendeur   

par

Que sa personnalité était attachante, tant elle irradiait la scène par sa présence, sa musicalité et son art du dire qui justifiaient la versatilité de son répertoire à l’opéra, en récital, au concert ! Sa voix était celle d’un véritable mezzosoprano avec une facilité dans l’aigu lui permettant d’aborder la tessiture de soprano dramatique, toutefois prudemment abandonnée après cinq ou six saisons. Néanmoins, le timbre réussit à préserver sa patine cuivrée tout au long d’une impressionnante carrière qui dura quarante ans.

Enfant de la balle, ainsi peut-on qualifier Christa Ludwig, née à Berlin le 16 mars 1928, fille d’Anton Ludwig, baryton devenu ténor héroïque puis directeur de scène et d’Eugenie Besalla qui passait avec une rare désinvolture de Carmen à Elektra sur la scène d’Aix-la-Chapelle dont le Generalmusikdirektor était le jeune… Herbert von Karajan. Tout enfant, Christa commence avec sa mère l’étude du chant qu’elle poursuivra à Francfort puis à Munich avec Felicie Hüni-Mihaczek. A dix ans, elle se produit en public. Mais elle attendra septembre 1946 pour débuter à l’Opéra de Francfort avec le Prinz Orlofsky dans Die Fledermaus. Durant six saisons, elle y ébauche Siebel de Faust, Oktavian, Dorabella et même Ulrica d’ Un Ballo in Maschera avant d’être engagée à Darmstadt où, dès l’automne de 1952, elle aborde Carmen, la Princesse Eboli, Giulietta des Contes d’Hoffmann, le Compositeur d’Ariadne auf Naxos et les personnages wagnériens (Waltraute, Ortrud, Fricka, Venus et Kundry). Entre 1954 et 1957, elle fait partie de la troupe de la Staatsoper de Hanovre où elle s’empare de Marie de Wozzeck. Par trois fois, elle auditionne à Vienne devant Karl Böhm qui, face à ses Azucena et Amneris trop lourdes pour ses vingt-sept ans, lui rétorque : « Eh bien, mon enfant, chez moi, tu chanteras  Cherubino ! ». Et c’est effectivement le rôle du page qui la fera débuter, sous sa baguette, à la Salle de la Redoute le 14 avril 1955. Trois mois plus tard, Christa paraîtra au Festival de Salzbourg en Deuxième Dame dans une Zauberflöte dirigée par Georg Solti puis en Compositeur dans une Ariadne avec Lisa Della Casa, Hilde Güden, Rudolf Schock et Karl Böhm au pupitre.

Le 26 décembre 1955, sur le plateau de la Staatsoper à peine reconstruite, la jeune mezzo triomphe avec Oktavian. A côté de ses Amneris ou Eboli, elle ajoute à son répertoire Nicklausse des Contes, Brangäne, Konchakovna du Prince Igor avant de prendre part à la création de Der Sturm de Frank Martin que dirige Ernest Ansermet le 17 juin 1956. A Salzbourg, elle fait applaudir sa Dorabella et son Cherubino au cœur d’un plateau prestigieux incluant Elisabeth Schwarzkopf, Irmgard Seefried, Erich Kunz et Dietrich Fischer-Dieskau, alors que le 17 août 1957, elle sera Georgette dans la version remaniée de Die Schule der Frauen de Rolf Liebermann. Elle épouse alors son collègue de scène, le baryton Walter Berry, dont elle aura un fils. Mais la carrière trépidante se poursuit… Le 21 avril 1958, elle débute à la Scala de Milan où elle n’est que Waltraute au troisième acte d’une Walküre dirigée par Karajan, alors que six mois plus tard, elle y chantera les soli de la Missa solemnis pour George Szell. Et le public milanais accueillera avec transport son Cherubino en mai 1960, son Oktavian, un an plus tard. Le disque révèle ses premiers récitals de lieder accompagnés par Gerald Moore et ses fructueuses collaborations avec le mythique Otto Klemperer qui  veut enregistrer la Matthäus-Passion, la Rhapsodie pour contralto de Brahms, les Wesendonck-Lieder de Wagner et Das Lied von der Erde de Gustav Mahler. A Vienne elle présente en traduction allemande sa Rosina et sa Cenerentola, tandis qu’à Salzbourg, elle aborde la Messa da Requiem de Verdi pour Karajan et dialogue, pour cinq saisons consécutives, avec Elisabeth Schwarzkopf dans un Così fan tutte mis en scène par Günther Rennert et dirigé par Karl Böhm. 

Durant l’automne de 1959, Christa débute aux Etats-Unis en se révélant d’abord au Lyric Opera de Chicago le 9 novembre sous les traits de Dorabella, tandis que lors des deux saisons suivantes, elle y personnifiera Cherubino et Fricka de Die Walküre et de rares Elena de Mefistofele et Preziosilla de La Forza del Destino. Le 10 décembre 1959, elle paraît aussi brièvement au Metropolitan Opera de New York avec Cherubino suivi d’Oktavian. Deux ans plus tard, à la fin septembre 1961, elle est l’invitée de la Deutsche Oper de Berlin qui, pour sa première saison, lui confie Amneris et Ortrud.

Le 25 mai 1962, Christa Ludwig finit par céder aux sollicitations réitérées d’Herbert von Karajan en osant aborder, à la Staatsoper de Vienne, un rôle de soprano dramatique, la redoutable Leonore de Fidelio qui finit par vaincre le scepticisme de la critique en remportant un triomphe. Et ce succès saluera aussi, le 11 juin 1964, une incarnation tout aussi périlleuse, la Teinturière de Die Frau ohne Schatten. Dans cette tessiture s’inscriront les rôles-titres d’Iphigénie en Aulide et d’Ariadne auf Naxos à Salzbourg et Judith du Château de Barbe-Bleue au Teatro Colon de Buenos Aires au printemps de 1964. Parallèlement, elle conserve ses personnages de mezzo tels que Brangäne qui lui permettra de débuter au Festival de Bayreuth en juillet 1966 et Kundry qui l’y imposera l’année suivante. Mais c’est la Teinturière qui lui fera retrouver le Met après cinq ans d’absence alors que, le 20 octobre 1966, a lieu la création ‘in loco’ de Die Frau ohne Schatten’ avec Leonie Rysanek, Walter Berry et James King dirigée par Karl Böhm. Dès ce moment-là, elle commence à collaborer régulièrement avec Leonard Bernstein qui se met au piano pour l’accompagner dans Mahler et Brahms avant de lui faire incarner, à Vienne le 13 avril 1968, une Maréchale du Rosenkavalier que le Met, Salzbourg, Chicago et San Francisco s’arracheront durant trois ans. Mais la Staatsoper de Vienne demeure son point d’ancrage où elle peut produire de nouvelles compositions comme la Lady Macbeth de Verdi ou Claire Zachanassian lors de la création de Der Besuch der alten Dame de Gottfried von Einem le 23 mai 1971. A la suite d’un  début en récital à l’Opéra de Paris (26 novembre 1971) et d’une Brangäne au Festival de Pâques à Salzbourg, Christa traverse une grave crise, tant vocale que psychologique : après avoir divorcé de Walter Berry et avoir convolé en secondes noces avec Paul-Emile Deiber (rencontré au Met lors de ses premiers Werther de février 1971), elle se remet en question mais trouve immédiatement le courage de reprendre la Teinturière pour Paris et de créer à Salzbourg le 20 août 1973 De temporum fine comoedia de Carl Orff. Au Met, elle s’empare de la Didon des Troyens, au Palais Garnier, de Klytemnestra et d’Ottavia de L’Incoronazione di Poppea, à Hambourg, de Marfa de La Khovantchina, tandis que Covent Garden l’applaudit tardivement dans le Requiem de Verdi et Carmen durant le printemps de 1976.

Les années quatre-vingts entraînent un retour à la tessiture de mezzosoprano avec la présentation d’un Winterreise de Schubert à Salzbourg, en se référant à l’exemple d’une Elena Gerhardt à la fin des années vingt qui avait osé imposer une voix féminine dans ce cycle. A Vienne, elle dessine une première Mrs Quickly, une Vieille Comtesse de La Dame de Pique, tandis que Nice découvre une Mme de Croissy de Dialogues des Carmélites, Paris, une insolite Suzuki. Salzbourg la voit interpréter Golgotha de Frank Martin, la Jeremiah Symphony de Leonard Bernstein jusqu’à la date du 19 août 1990 où un récital Brahms-Schumann conclura sa trente-et-unième saison in loco. A la Staatsoper, Claudio Abbado lui confie Geneviève de Pelléas et Mélisande, au Barbican Hall de Londres, Leonard Bernstein la sollicite pour camper The Old Lady de Candide. En avril 1990, James Levine la rappelle au Met pour les représentations de la Tétralogie où elle incarne les deux Fricka et Waltraute, profitant de Die Walküre du 3 avril 1993 pour y faire sa dernière apparition. Le personnage de Klytemnestra permettra l’ultime révérence à Munich, à Berlin et à la Staatsoper de Vienne où le 14 décembre 1994 marquera d’une pierre blanche sa 769e représentation en quarante années où elle aura campé 42 rôles.  Sans coup férir, Christa se retire de la scène, tout en continuant à œuvrer un peu partout dans d’innombrables ‘masterclasses’. Elle s’établit en Autriche avec son second époux qui décède en décembre 2011. Et dix ans plus tard, en date du 24 avril 2021, Christa s’éteindra à l’âge de 93 ans à Klosterneuburg à proximité de Vienne, nous laissant ô combien de témoignages sonores et visuels mémorables.

Paul-André Demierre

Crédits photographiques : DR

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.