Geoffroy Jourdain, Berio à chanter 

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L’excellent chef de chœur Geoffroy Jourdain, la formidable mezzo-soprano Lucile Richardot et son ensemble les Cris de Paris font l’évènement avec un nouvel album intégralement consacré à quelques unes des grandes partitions vocales de Luciano Berio publié chez Harmonia Mundi. 

Après Melancholia et Passions, votre nouvel album avec les Cris de Paris est intégralement consacré à des œuvres de Luciano Berio. Qu’est-ce qui vous a orienté vers ce choix ? 

C’est la conjonction d’envies partagées entre Les Cris de Paris et Harmonia Mundi : l’idée de réaliser un disque monographique consacré à une grande figure de la musique « contemporaine » ; celle de collaborer avec Lucile Richardot que je connais depuis l’adolescence (nous avons été initiés à la musique dans la même manécanterie à Épinal) ; celle de rendre compte de la pluralité des pratiques et des effectifs des Cris de Paris et de notre passion pour la voix…

Quel a été votre premier contact avec la musique de Berio ? 

Mon admiration pour Berio remonte à mes premiers contacts avec la musique classique contemporaine, lorsque j’étais encore lycéen. La découverte au disque de Coro, œuvre monumentale composée dans les années 70, totalement pétrie d’influences musicales de tradition orale, a déterminé ma vocation de musicien.

Comme ses contemporains Boulez, Nono, Pousseur, Stockhausen ou d’autres figures de la modernité radicale de la seconde moitié du XXe siècle, Luciano Berio reste assez régulièrement programmé et enregistré. Qu’est-ce qui continue de nous toucher dans sa musique ?

Son talent, avant tout. Et probablement le fait qu’à l’instar d’un Ligeti, il n’a cessé, notamment en s’imprégnant d’inspirations musicales toujours nouvelles, de demeurer lui-même : un créateur-explorateur, cherchant dans son art à ne pas définir « de limite perceptive, expressive ou conceptuelle », mais au contraire à « reculer les frontières ».

Cette musique vocale et chorale de Berio ne s’éloigne jamais trop d’une inspiration populaire, que ce soient des chants traditionnels dans Cries of London ou les Folks Songs ou la pop music avec Michelle. Dès lors, quels sont les défis interprétatifs pour à la fois rendre justice à cet esprit populaire et ne pas perdre de vue la puissance originale et expérimentale de cette musique ?

Je n’ai pas la solution, ni la prétention de l’avoir. Mais je suis tenté de croire, pour reprendre vos termes, que la « puissance originale expérimentale de cette musique » est un bon gouvernail. Cela est valable aussi bien avec Monteverdi qu’avec Berio : si l’on se préoccupe davantage de ce que l’on veut faire dire à la musique que ce qu’elle dit elle-même, on risque de chavirer.

Berio était un artiste engagé dans les luttes de son temps, en témoigne O King, en hommage à Martin Luther King. Est-ce que cette figure d’un artiste engagé peut être une inspiration en 2021 face aux innombrables enjeux sociétaux ou environnementaux qui nous préoccupent ?

Selon moi, un compositeur est nécessairement un artiste engagé, au moins sur le plan esthétique. Les plus grandes aventures de l’art occidental sont toujours les véhicules de grandes utopies. Dans l’immédiat après-guerre, la jeune génération définit justement de nouvelles perspectives d’engagement, et chez certains d’entre eux, comme Berio, elles prennent la forme d’un combat politique humaniste, une volonté de renverser un système bourgeois vétuste, et cela le rend très sympathique, tout autant qu’inspirant. Comme lui, nous devons œuvrer pour que la création soit idéalement destinée en priorité à ceux qui n’y ont pas accès. L’art doit déranger, c’est-à-dire troubler le fonctionnement des choses, et non pas divertir, c’est-à-dire détourner. L’art pensé comme divertissement satisfait certes « ces tristes habitants du temple de la routine (…) qui ordonnent à la musique de les caresser » (je cite Hector Berlioz), mais ne s’inscrit dans aucune forme d’engagement.

Quand on écoute ces partitions, on en vient très vite aux interprétations légendaires de Cathy Berberian, muse et interprète des partitions de Berio. Est-ce qu’elles ne sont pas une référence “encombrante” quand on veut approcher ces œuvres ?

Je n’écoute jamais de versions enregistrées des œuvres sur lesquelles je travaille, sauf justement pour la musique contemporaine, lorsqu’il existe des versions historiques (sous la direction du compositeur par exemple) qui permettent de mieux comprendre des éléments que la notation ne permet pas tout à fait de saisir. 

Lucile et moi avons donc consulté des enregistrements de Cathy Berberian comme sources d’information, mais pas comme sources d’inspiration. En effet, pour ne pas être « encombré », il vaut mieux rester soi-même. Ce que nous recherchons dans notre métier d’interprète passe par le fait de se connaître davantage, et je ne pense pas que cela soit possible en imitant les autres.

La période actuelle est aussi inquiétante qu’épuisante. Comment la vivez-vous avec votre ensemble des Cris de Paris ? 

… avec inquiétude et épuisement. Inquiétude de voir la diversité des propositions artistiques se standardiser, et la création s’effriter. Épuisement de relancer sans réponse maints « opérateurs culturels » qui n’ont pour certains aucune représentation globale de l’écosystème magnifique mais fragile qu’est celui de la culture en France : un maillage subtil entre compagnies indépendantes, institutions, diffusion et production, publics et territoires, autour d’une mission commune de service public.

Le site des Cris de Paris : www.lescrisdeparis.fr

A écouter :

Luciano Berio (1925-2003) : Sequenza III, Folk Songs, Cries of London, There is no tune, Michelle II, O King. Lucile Richardot, mezzo-soprano ; Les Cris de Paris, direction : Geoffroy Jourdain. https://lnk.to/beriotosing

 

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot

Crédits photographiques : Samuel Berthet

Les improbables du classique : Luciano Berio et les Beatles 

 

 

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