CMIREB : quelques réflexions avant les finales
Sonate, que nous dis-tu ?
Le Concours Reine Elisabeth est non seulement un événement musical dont notre époque médiatique a bien besoin, il donne par là même une image sociologique de la place de la musique classique dans le monde, en particulier dans les lieux de culture dont elle n’est pas issue. Son évolution au fil des années, notamment au niveau du répertoire, est également révélatrice. Nous lui avons consacré antérieurement deux articles à l’occasion des épreuves de violon de 2005 (Crescendo n°77) puis celles de piano en 2007 (n°87).
Le règlement du concours a été plusieurs fois modifié au cours des dix dernières années avec l’introduction, notamment, d’un concerto de Mozart accompagné à l’orchestre et, à partir de 2012, la libéralisation complète du choix des œuvres lors des demi-finales. Malheureusement la formulation « au moins deux œuvres au choix » sans autre spécification ont fait disparaître les mots « dont une sonate romantique » utilisés précédemment, et on s’est trouvé envahi par des pièces de Waxman, Wienawski ou Saint-Saëns au détriment des sonates, œuvres majeures du répertoire pour violon et piano, également absentes des premières éliminatoires.
Il y a moins de risques avec le répertoire particulièrement vaste du piano mais le temps limité accordé aux épreuves, surtout après l’introduction des concertos de Mozart limite les possibilités de jouer en demi-finales d’autres partitions majeures comme les Sonates n°30 et 32 de Beethoven et les dernières Sonates de Schubert. En revanche, cette programmation en récitals des demi-finales permet d’introduire des pages jamais exécutées antérieurement à ce niveau, grâce au fait que les premières éliminatoires, réservées jusqu’alors aux Préludes et Fugues de Bach et aux grands études dominées par la virtuosité, ont intégré désormais un premier mouvement de sonate classique (Haydn, Mozart, Beethoven Schubert), apportant ainsi aux candidats les moyens de preuve de leurs capacités, en particulier techniques, avant d’aborder en demi-finales un répertoire non nécessairement dominé par la virtuosité.
Peut-être a-t-on voulu ainsi répondre aux critiques adressées parfois à ce caractère des épreuves. Cela implique logiquement -même si ce n’est pas le cas cette année- de ne pas modifier la composition du jury afin d’éviter que tous les membres ne disposent pas des mêmes éléments d’appréciation, d’autant plus que le règlement interdit tout échange d’information. Comment juger en effet un candidat qui, comme cela s’est passé, ne joue en demi-finale que les Préludes de Chopin alors que d’autres présentent les pages les plus difficiles de Scriabine ou de Prokofiev, si on ne sait rien de ce qu’ont révélé les prestations antérieures ?
La marée asiatique
Si le Concours a résolu ainsi au mieux les problèmes de répertoire des deux premières épreuves, le nombre toujours croissant de candidats crée d’autres difficultés que chaque organisation s’efforce de surmonter par ses procédures de sélection :
La participation asiatique est devenue le principal moteur de cette croissance qui pèse de plus en plus sur les tâches de présélection, qu’elles se déroulent, faute de mieux, à l’aide d’enregistrements en DVD ou sur place, c’est-à-dire aux États-Unis et en Europe, mais aussi à Shanghai ou Hong-Kong, comme le Concours Van Cliburn peut se le permettre, limitant ainsi à trente la venue des candidats et les problèmes qu’elle entraîne mais augmentant, en revanche, le temps disponible pour chaque prestation.
On ignore le nombre d’Asiatiques parmi les 283 candidats mais, après la pré-sélection, ils représentent pas moins de 50 % des candidatures acceptées, 40 % des demi-finalistes et 25% des admissions aux finales. Plus troublante est la constatation qu’aucun concurrent asiatique ayant prévu de jouer Beethoven, Schumann ou Chopin en finale n’a réussi, non seulement à y accéder mais même à participer aux demi-finales, et la situation est d’ailleurs identique pour les non-asiatiques. Pire encore : aucun des 24 demi-finaliste n’a envisagé de donner une chance à un concerto de Beethoven, Schumann ou Chopin. De quel concours s‘agit-il en fin de compte ?
La dérive des concertos
S’agit-il d’un autre effet pervers après celui qui a longtemps favorisé les lauréats de fin de semaine ?
Sans doute, mais ce sont les candidats qui, par leurs choix, plus que le Concours, ont imposé cette orientation.
Il ne s’agit plus de jouer Beethoven, Schumann et Chopin, mais de gagner à l’aide des concertos les plus spectaculaires et les plus difficiles. Le jury ne peut juger que ce qu’on lui présente. Le Concours Reine Elisabeth de piano est-il condamné à rester ainsi le Concours Tchaïkovsky-Rachmaninov-Prokofiev qu’il est devenu et dont Brahms semble être l’ultime recours ? (1)
Cette dérive est cependant moins marquée dans d’autres concours importants. Celui de Leeds s’en est prémuni dès sa création en 1963, en établissant pour les finales, des listes de concertos couvrant largement le répertoire mais omettant délibérément certains d’entre eux, à tour de rôle, comme le 1er de Tchaïkovsky en 2012 ou précédemment le 3e de Rachmaninov et le 2e de Prokofiev, ce qui ouvre ainsi largement la porte aux candidats qui n’ont aucune chance à Bruxelles. On se souviendra que Leeds compte ainsi parmi ses lauréats Murray Perahia, Radu Lupu et Mitsuko Uchida (2).
Au Concours Van Cliburn, deux concertos sont exigés en finale, un avec grand orchestre, l’autre avec orchestre de chambre réservé à Mozart et Beethoven,
mais les demi-finales comportent également l’exécution d’un Quintette de Schumann, Brahms ou Dvorak. Cette diversification n’a de sens que si le système de cotation en tient suffisamment compte. La Sonate jouée actuellement aux finales ne suffit pas pour assumer un rôle analogue.
On peut évidemment s’estimer satisfait de la situation actuelle du Concours, étant donné son succès et son prestige mais il semble souhaitable, dans ce cas, de prendre la responsabilité de cette situation en informant certains candidats que le Concours n’est pas exactement celui qu’ils pensent car sa spécificité et son fonctionnement rendent minimes leurs chances de succès, même au niveau des demi-finales, qu’ils soient asiatiques ou européens. S’ils veulent jouer les concertos de Beethoven ou de Chopin, c’est à d’autres concours qu’ils font mieux de s’adresser.
Même s’il se réalise, le succès n’est pas tout pour autant. Lorsqu’on regarde les palmarès passés des grands concours, on est frappé par le nombre élevé de lauréats qui n’ont pas accédé à la notoriété qu’ils espéraient atteindre ainsi. En maintenant, contrairement à beaucoup d’autres, douze lauréats dont six prix, le Concours Reine Elisabeth apporte à autant de jeunes talents, le plaisir de vivre ces moments extraordinaires et de les inscrire dans leur mémoire. Dans sa forme actuelle, l’épreuve des demi-finales constitue, elle aussi, un moment fort du Concours, même si elle en marque la fin pour la moitié des participants. C’est cet aspect qu’a illustré de façon exemplaire Stéphanie Proot qui après avoir obtenu un résultat pourtant décevant pour son magnifique récital (Scarlatti, Schumann, Prokofiev) a néanmoins conclu: « Ce fut un beau concours, je veux continuer dans cette voie : faire de la belle musique ».
Frans Lemaire
(1) Le Concours de violon semble connaître une situation analogue avec Tchaïkovsky, Sibelius et Chostakovitch.
(2) Reléguée avec Beethoven en 10e place au Reine Elisabeth de 1968, M.Ushida fut l’année suivante 1er Prix au Concours Beethoven de Vienne, 2e Prix au Concours Chopin de 1970 ainsi qu’à celui de Leeds de 1975 avec le Concerto de Schumann.