Concertos pour clavecin de Bach, entre tourisme et nostalgie
Johann Sebastian Bach (1685-1750) : Concertos pour clavecin no 1 en ré mineur, no 2 en mi majeur, no 3 en ré majeur, no 4 en la majeur, no 5 en fa mineur BWV 1052-1056. Gile Bae, piano. Archi di Santa Cecilia, Luigi Piovano. Mars 2021 à avril 2022. Livret en anglais, français, italien. CD 80’10’’ + DVD. Arcana A542
Paradoxalement, quand nombre de parutions discographiques s’investissent de prétention historiciste ou se nantissent de quelque nouvel argument d‘authenticité, il y a quelque chose de rassurant à accueillir cet album qui navigue à contre-courant du revirement institutionnalisé ces dernières décennies. Autrement dit, la proposition ne craint pas un double-anachronisme, tant envers le mouvement baroqueux qu’envers ce qu’on sait du contexte d’exécution de ces concertos. Cette liberté assumée sans caution peut dès lors crânement s’apprécier pour elle-même. Tout comme cet arrangement du Concerto nach Italianischem Gusto façonné par Antonio Piovano, papa du maestro, offert dans l’édition digitale de l’album.
Même si Bach connut les premiers pianofortes construits par Gottfried Silbermann (1683-1753), et les critiqua d’ailleurs avant d’en apprécier les améliorations à la fin de sa vie, rien n’atteste qu’il conçut pour cet instrument les concertos consignés dans l’autographe de c1738. Encore ces modèles n’entretiennent-ils qu’une lointaine parenté avec les deux « Bösendorfer Concert Grand » employés dans les présents enregistrements. Par ailleurs, à rebours de la mode à un musicien par partie, l’orchestre émané de l’Academia Nazionale di Santa Cecilia se présente ici avec une vingtaine d’archets. Cet effectif reflète-t-il ceux du Collegium Musicum que Bach dirigeait au Café Zimmermann de Leipzig, qui disposait de deux salles d’environ 55 et 80 m² –espaces qui incluaient bien sûr l’audience des concerts qui s’y donnaient ?
Piano moderne, large accompagnement au regard du canon actuel. Style à l’avenant : cordes souples et mousseuses, sans la moindre aspérité ni grain, traits d’ornementation savonnés (Allegro BWV 1052), une priorité accordée au melos porté par les violons, des basses en retrait. N’était un vibrato parfois rationné (premier mouvement du BWV 1054), l’Academy de Neville Marriner ne jouait pas différemment dans les années 1970, mais instillait un chic, voire un humour qui s’avère ici un peu fade (rondeau final du même BWV 1054, mené sans grand entrain). Certains contrechants, un ton compassé rappellent aussi la pamoison d’I Musici de la grande époque (Siciliano BWV 1053, Larghetto BWV 1055). Traditionalisme, vous disait-on. Et encore, l’hier pouvait se montrer autrement stimulant –réentendre par exemple, voilà soixante-dix ans, la flamboyante direction d’un George Enesco qui pétaradait autour des buissonnants phrasés de Céliny Chailley-Richez (Decca).
Outre l’interprétation proprement dite, autre singularité justifiant le titre « voyage en Italie avec Bach » sur le bandeau ceinturant le digipack : la captation a posé ses micros dans cinq lieux « parmi les plus prestigieux et les plus symboliques du patrimoine architectural et culturel » de ce pays où le Cantor ne mit jamais les pieds même s’il en éprouva l’influence. Auditorium, église, théâtre, à Rome, Naples, et au nord : Padoue, Pavie, Ferrare. Un DVD permet de prolonger dans une veine touristique cette immersive expérience en divers types d’environnements sonores, la plupart dans une vaste spatialisation (façon piscine pour la bien-nommée Sala dei Giganti ou la Chiesa del Pio Monte della Misericordia) semblant parfois artificiellement réverbérée. Ces écrins influencent d’évidence le rapport entre orchestre et soliste, et la perception d’ensemble, depuis l’atmosphère raréfiée de l’Adagio BWV 1052 jusqu’au Largo BWV 1056 qui respire idéalement sur la scène du Teatro Communale –une merveille que ce moment-là.
Native de Rotterdam, celle qui avait débuté en Corée dès l’âge de cinq ans s’inscrit en sympathie avec cette esthétique du joli qui pourrait aussi bien convenir à certains clichés mozartiens. Divine limpidité de Clara Haskil à Prades, élucidations polyphoniques de Glenn Gould (CBS), densité d’un Edwin Fischer (Emi) : face à quelques illustres aînés, Gile Bae trouve une agréable voie entre galbe et netteté du propos, sans intrusive personnalité. Sans tic ? Son clavier sait fusionner au sein d’une répartie qui ne dérange pas (Allegro BWV 1055) mais peut se faire écho d’un maniérisme si mielleux et désuet (Allegro BWV 1053) qu’on s’interroge sur un possible second degré.
Que penser de ce projet, au demeurant généreux, mûri pendant la période de pandémie et son confinement imposé ? Repli sur l’intemporel ? Refuge d’un Hibernatus qui se dissimule l’évolution du monde ? Anamnèse d’un refoulé ? La nostalgie, c’est ce qui se réinvente quand on a tout essayé ? L’évaluation d’un tel témoignage particulièrement décalé relèvera des goûts de chacun et ne heurte pas les nôtres. Une parution sur vinyle et on en ferait la réclame. Comme aurait dit l’insatiable vulgarisateur télévisuel Jacques Chancel (1928-2014), il ne faut pas donner au public ce qu'il a envie d’entendre, mais ce qu'il pourrait aimer. Essayez sans préjugé.
Christophe Steyne
Son : 7,5-9 – Livret : 8,5 – Répertoire : 10 – Interprétation : 8,5
Gile Bae – Luigi Piovano
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