L’inspiration poético-mystique de Nikolai Medtner
Nikolai Medtner (1879-1951) : Sonate-Ballade op. 27 en fa dièse majeur, version 1914 ; Mélodies oubliées, cycle II, op. 39 ; Sonate-Idylle op. 56 en sol majeur. Emanuele Delucchi, piano. 2024. Notice en anglais. 57’ 37’’. Da Vinci Classics C00962.
Originaire de la cité portuaire de La Spezia, en Ligurie, le pianiste italien Emanuele Delucchi (°1987), qui est aussi compositeur, vit et travaille à Milan. Il a étudié à Gênes, à Imola et à Bolzano. Sa discographie, pour Toccata, Piano Classics, Dynamic ou Da Vinci Classics s’est attardée à des figures comme Alkan, Czerny, Liapounov ou Godowski On peut aussi aller à la découverte de sa propre création : le label Piano Classics en a proposé en 2022 des pages qu’il joue lui-même. Cette fois, c’est au russe Nikolai Medtner que Delucchi consacre un programme qui comprend deux sonates et le deuxième des trois cycles des Mélodies oubliées. Des œuvres qui ont été notamment gravées, dans la dernière décennie du XXe siècle, par l’Australien Geoffrey Tozer (Chandos) ou par le Québécois Marc-André Hamelin (Hyperion), chaque fois dans un coffret de 4 CD.
Né à Moscou, Nikolai Medtner, qui était d’ascendance allemande et a été parfois surnommé « le Brahms russe », a étudié au Conservatoire de la capitale, essentiellement avec Vassili Safonov, Anton Arenski et Sergueï Taneïev. Sa carrière est avant tout celle d’un virtuose qui a été très applaudi dans son pays, dans toute l’Europe et aux États-Unis. Il finira par s’installer définitivement à Londres au cours des années 1920 ; c’est là qu’il mourra. Il a laissé un catalogue de nombreuses pages pour le piano, dont trois concertos et quatorze sonates, d’une centaine de mélodies et de quelques œuvres de musique de chambre. Son art S’inscrit dans la tradition classique et romantique.
Sa Sonate-Ballade, la huitième de la série, a été composée de 1912 à 1914, la version définitive en un mouvement ayant été publiée cette dernière année. C’est une partition généreuse, au lyrisme chatoyant, voire somptueux, dans laquelle se concrétise l’étendue des qualités techniques du virtuose. Son inspiration en est religieuse. Medtner a précisé avoir été fasciné par un poème d’Afanasy Fet (1820-1892), partisan de l’art pour l’art et proche de Tolstoï à la fin de sa vie. La figure du Christ domine, la tentation dans le désert étant primordiale. Medtner oppose le bien et le mal dans son discours musical de façon éloquente, avec de grands élans où l’on retrouve des échos des Ballades ou de la Barcarolle de Chopin, ou du Carnaval de Schumann. Une sorte d’ébullition permanente traverse cette sonate, la partie centrale, plus retenue, ne laissant qu’un espace réduit à une certaine forme d’austérité. Emanuelle Delucchi joue à fond la carte de la virtuosité démonstrative, sans toutes les nuances que Hamelin y avait mises, mais l’Italien retient l’attention par un toucher très engagé.
Les Mélodies oubliées forment un ensemble de trois cycles (opus 38 à 40) composés de 1919 à 1922, à nouveau marqués par une inspiration mystique, cette fois à partir de L’Ange (1831) de Mikhaïl Lermontov (1814-1841), surnommé « le poète du Caucase », qui, comme Pouchkine, mourra très jeune lors d’un duel. Dans ces trois cycles, Medtner traduit le lyrisme allégorique de Lermontov ; ce dernier a imaginé que l’être humain, au cours de son existence, tente de retrouver les mélodies célestes qu’il a entendues, enfant, dans les bras d’un ange. Delucchi propose les cinq pièces de l’opus 39, où une méditation précède une romance ; une Primavera lyrique, puis une Canzona Matinata introduisent la dernière page, la Sonata tragica, onzième de la série des quatorze, qui peut aussi être jouée isolément. Une passion permanente parcourt ce cycle, avec des rythmes contrastés, des moments gracieux et mélodieux, la sonate « tragique » déployant une vitalité débordante qui traduit sans doute, dans la ligne de Lermontov, les combats de l’être humain confronté aux événements de l’existence. Emanuele Delucchi s’attache avant tout à la forte énergie qui émane de ces pages, plaçant au second plan la poésie qui s’en dégage en filigrane.
Le programme s’achève par la Sonate-Idylle, la quatorzième de Medtner, écrite en 1937 à Londres où il est déjà installé. En deux mouvements, elle présente une autre facette du compositeur, qui traversait une autre période de recherche religieuse. Une Pastorale très chantante précède un Allegro moderato e cantabile d’atmosphère plus sereine qu’au sein des autres pages du récital.
Malgré ses indéniables qualités, Emanuele Delucchi ne détrône pas les lectures de Geoffrey Tozer ni surtout de Marc-André Hamelin, ce dernier creusant mieux le discours pianistique, virtuose comme ces partitions le réclament, mais surtout chargé d’un intense lyrisme.
Son : 8 Notice : 8 Répertoire : 9 Interprétation : 8
Jean Lacroix