Concours Reine Elisabeth : première soirée des finales

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La finale d’un concours de l’envergure du « Reine Elisabeth » trace la frontière de part et d’autre de laquelle le talent est distingué du génie. Telle est du moins l’ambition du jury qui, avouons-le, tâtonne quelquefois – inévitablement – dans cet exercice périlleux, tant est immense le mérite des artistes à se produire devant lui. « Le talent travaille, le génie crée », disait Schumann. Des talents, nous en avons vu défiler par dizaines depuis la première épreuve de cette édition 2018. Restent à douze lauréats le privilège de créer, de ciseler des perles à l’éclat unique. Pour ce faire, ils pourront compter sur le soutien indéfectible de l’Orchestre Symphonique de la Monnaie, sous la férule d’Alain Altinoglu.

Ao Li (Chine, basse, 30 ans) est le premier à monter sur les planches. D’un bout à l’autre de sa prestation, il a confirmé qu’il était un artiste complet, doté non seulement d’une voix charnue et éclectique, généreuse aux quatre points cardinaux de l’univers émotionnel, mais aussi d’un très grand talent scénique. A l’instar de plusieurs autres finalistes, il nous ressert un air de La jolie fille de Perth de Bizet, dans lequel il avait excellé lors de la première épreuve : « Quand la flamme de l’amour ». Pari risqué, mais dont il n’y a pas lieu de s’offusquer : Delacroix ne disait-il pas que « ce qui fait les hommes de génie, ou plutôt ce qu’ils font, c’est cette idée qui les possède, que ce qui a été dit ne l’a pas encore été assez » ? Le pari fut, en tout cas, relevé haut la main : diction irréprochable, grande décontraction avec, à la clé, une lecture charismatique. Changement de registre dans Rossini (« A un dottor della mia sorte », Le Barbier de Séville). On ne sait trop si Ao Li est venu pour s’imposer ; brillant Don Bartolo, il nous montre, dans cet air grandguignolesque, qu’il est en tout cas là pour s’amuser ! Nouveau changement d’éclairage dans « Vecchia zimarra senti », extrait de La Bohème de Puccini, trop intime sans doute pour coller parfaitement à la personnalité entière du jeune Chinois. Mais voilà que, déjà, sonne l’heure de l’adieu, avec l’émouvante cavatine de Rachmaninov, « Vies’ tabor split – Kak niezhno prekionias ko mnie », issue d’Aleko. Parsemée d’ombre et de lumière, elle offre à cet interprète ô combien attachant un finale en apothéose. C’est ici le mot de Nerval qui vient à l’esprit : « l’épanchement du songe dans la vie réelle »…

Germán Enrique Alcántara (Argentine, baryton, 30 ans) avait ébloui lors de la demi-finale, en particulier dans la Romance à la lune de Miquel Ortega. Avec la prestance et la défiance d’un toréador, il débute sa prestation avec « Hai già vinta la causa – Vedrò mentr’io sospiro » (Les Noces de Figaro) de Mozart. L’air est maîtrisé, à défaut d’être chaleureux, car il est par trop « mécanique ». L’atmosphère se réchauffe dès « Mein Sehnen, Mein Wähnen », extrait de Die tote Stadt de Korngold, que le jeune Argentin avait déjà interprété lors de la première épreuve. Nous étions alors restés sur notre faim : Alcántara, aussi convainquant fût-il, nous avait paru manquer d’empathie. Quel changement ! Alcántara en livre aujourd’hui une lecture très aboutie. Pour sûr, ce chanteur a la fibre d’un romantique. Dans Ravel, Don Quichotte ne renie pas ses origines ;  dans un français teinté d’hispanisme, le baryton adopte un ton plus léger, faisant de cet air une manière d’interlude lui permettant de reprendre haleine. De souffle, il en faudra en effet dans l’air de bel canto qui suit. « Or dove fuggo – Ah ! per sempre» (Les Puritains de Bellini) n’avait pas été servi avec brio par Jungrae Kim lors de la première épreuve : son interprétation avait manqué de relief et même de justesse. Point d’erreurs d’intonation ici : tout est parfaitement soigné ; mais guère d’émotion. Reste Rossini et son acrobatique « Largo al factotum della città » (Le Barbier de Séville) pour convaincre. C’est chose faite ! Car, sur ce terrain, Alcántara fait mouche. Touché par la grâce, il se mue en acteur et touche au cœur. C’est heureux qu’il quitte la scène, et on le comprend.

Vient le tour de Sooyeon Lee (29 ans). Se serait-elle inspirée du programme conçu en 2014 par Jodie Devos ? Les trois airs retenus par la soprano coréenne avaient, en effet, été servis avec délectation par notre compatriote lors des deux dernières épreuves de l’édition 2014 du Concours – avec le succès que l’on sait… Et un peu plus de bonheur. Certes, le timbre cristallin de Sooyeon Lee, qui avait déjà ravi le public en amont de cette soirée, ne s’est pas évanoui. Mais son ravissant sourire et sa décontraction se seraient-ils éclipsés ? Dès Mozart (« Vorrei spiegarvi, oh Dio », Air de concert KV 418), la mine est grave. L’heure l’est-elle aussi ? Non, car, heureusement, les aigus du rossignol oriental n’ont rien perdu des charmes d’antan. Mais, pour s’y hisser, la jeune cantatrice fait montre d’un excès de prudence, ajustant ça et là le tempo pour les besoins de la cause. Si elle dompte sans trop de peine l’ambitus capricieux qui s’étend des abysses au firmament, son attention semble entièrement absorbée par la technique. L’expressivité et la spontanéité en feront les frais. Rigoletto ramènera bien l’esquisse d’un sourire, mais on déplore dans l’air de Gilda « Gualtier Maldè – Caro nome » le même manque de naturel et la même crispation. Cette aria de Verdi, on s’en souvient, avait mis en danger la candidate espagnole Rocío Pérez lors de la demi-finale. Davantage investie, et surtout plus juste, Sooyen Lee peine à nous éblouir ; l’émotion, sans être absente, n’est pas totale. La soprano fera mine de se divertir dans « Les oiseaux dans la charmille » (Les Contes d’Hoffman) d’Offenbach, déployant une amusante gestuelle. Tout est extrêmement propre et soigné, millimétré même, quoique la diction soit ici perfectible. Voilà, en somme, un air qui convient comme un gant à sa voix brillante et élégante, mais qui n’aura pas dissipé pour autant une légère contraction. On regrette la Fille du Régiment, polissonne et franchement amusée, qu’avait campée la Coréenne lors de la première épreuve.

Quant à Danylo Matviienko (27 ans), il aura presque éteint les projecteurs avant la fin. Ce talentueux baryton, qui s’est notamment produit l’an dernier à l’Opéra national de Paris dans l’opéra Pinocchio du Belge Philippe Boesmans (où il incarnait le Comte), a pourtant été comblé d’un timbre velouté qui ferait vaciller plus d’une Alcina ! Dans l’ensemble, cependant, la prestation du jeune Ukrainien a paru relativement terne. Les roses de Berlioz, dans La Damnation de Faust, manquaient d’éclat – voire même, tout simplement, de pétales. Même gravité, même manque de relief dans le Budd peu habité de Britten (« Look through the port », Billy Budd), qu’avait déjà incarné Danylo lors des premières épreuves. L'errance se poursuit dans le Lied eines fahrenden Gesellen « Wenn mein Schatz Hochzeit macht » de Mahler, monochrome et inexpressif, lui qui peut pourtant se révéler si poignant… La lecture de la cavatine d’Aleko (« Vies’ tabor split – Kak niezhno prekionias ko mnie »), pour terminer, pâtit du souvenir encore frais de celle qu’en a donné quelques instants plus tôt Ao Li. Il est vrai que cet air, à l’accent russe jusqu’au bout des notes, convient infiniment mieux à une voix de basse ; car c’est avant tout de coffre et d’un timbre nocturne qu’il est besoin pour saisir ici l’auditeur par les tripes. Cette page bouleversante (il faut l’entendre chantée par Leiferkus Guleghina !), on l’aurait souhaitée déchirante ; c’est du Rachmaninov, que diable ! Or, elle traîne le pas, adoptant le ton d’une confidence, sinon d’une berceuse naïve et fade (certes, la troupe dort ; mais Aleko, lui se souvient avec passion et agitation de sa bien-aimée qui lui a tourné le dos).  A l’évidence, l’aisance dramatique et le kaléidoscope de nuances que nous avait présentés Danylo Matviienko en demi-finale ont ici quelque peu pâli. Au terme de cette prestation, comment ne pas penser au Faust de Goethe : « Alors, il a entre les mains toutes les parties ; mais, hélas ! que manque-t-il ? Rien que le lien spirituel. »

Olivier Vrins
Bruxelles, Palais des Beaux-Arts, le 10 mai 2018

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