Couperin chambriste (revisité) pour le duo viole et clavecin

par

François Couperin (1668-1733) : Pièces de Violes avec la basse chiffrée. Troisième Concert Royal. Les Charmes ; La Régente ou la Minerve ; Muséte de Choisi ; Muséte de Taverni (extraits des Livres de Pièces de Clavecin, Ordres 9 et 15). Claire Gautrot, viole de gambe. Marouan Mankar-Bennis, clavecin. Novembre 2019. Livret en français et anglais. TT 65’38. L’Encelade ECL 1902

Comme nombre de compositeurs de l’époque, Couperin laissa une marge d’exécution pour certaines de ses œuvres. Ainsi précise-t-il que ses Concerts Royaux de 1722 « conviennent non seulement au clavecin, mais aussy au violon, a la flute, au hautbois, a la viole et au basson. Je les avois faites pour les petits concerts de chambre, ou Loüis quatorze ma faisoit venir presque tous les dimanches de l’année ». Depuis longtemps, la discographie illustra différentes configurations : deux violons, alto, viole, clavecin (Quatuor Tessier chez Ex libris en 1970) ; deux clavecins (Laurence Boulay, Françoise Lengellé chez Erato au milieu des années 1970) ; hautbois, basson, viole, clavecin (Arion, 1980) ; deux traversières, viole et clavecin (autour de Davitt Moroney en 1984 chez Harmoni Mundi) ; deux violons et clavecin (Trio Sonnerie, ASV, 1986) ; violon, flûte, hautbois, viole, clavecin (Christophe Rousset, Aparté, 2015)… Voire un consort de flûte, hautbois, basson, violon, viole, clavecin modulé pour chaque Concert (Frans Brüggen et les Kuijken, RCA 1971) : un large effectif que suivront les Smithsonians (DHM, 1987), Le Concert des Nations (Alia Vox, 2004) ou plus récemment Les Timbres chez le label Flora. Nous n’avons pas cité toutes les possibilités, mais cette liste suffit à rappeler combien le couple viole/clavecin est loin d’être la norme.

En l’occurrence, la viole opulente de Claire Gautrot (richement timbrée au point que l’oreille croirait parfois qu’une seconde filigrane la première et lui répond par sympathie…), le clavecin souple et chatoyant de Titus Crijnen (2007 d’après un Rückers) ne laissent regretter aucune carence dans le tissu polyphonique tel qu’il se présente. On aurait apprécié que le livret nous dise mot de ces deux instruments. Observons que toutes les reprises sont pratiquées pour chaque texte qui le prévoit. Dans le Prélude et la Courante, Claire Gautrot a pu s’appuyer sur la contrepartie explicitement rédigée par le compositeur. Nuancé dans l’aigu mais pas toujours très chantant ni harmonieux dans ce registre, l’archet assure une conduite robuste qui profite à l’Allemande. Et mieux encore à la Gavotte qui correspond idéalement à la viole. La vélocité de l’interprète, sa pugnacité impressionnent, particulièrement quand l’ostinato mute à la quarte inférieure. Le clavecin se charge seul de la Courante, et s’octroie le dessus et le bourdon de la Muzette, encadrant une viole qui y chantonne comme un pâtre nonchalant : mignard tableautin qui revisite Watteau dans le demi-jour d’un crépuscule galant. On applaudit l’exécution de la Chaconne, qu’on peut tenir comme le sommet de notre duo. Clavecin et viole se partagent le refrain, la viole s’octroie tantôt la basse tantôt le dessus des couplets de ce Rondeau. Les effets d’écho (doux/fort) endossent leur juste proportion. Très réussi !

Pour les deux recueils de 1728, notre équipe se dispense de seconde viole. Le continuo échoit au seul clavecin qui tire des prodiges d’expression de la basse chiffrée : une lecture experte pour parvenir à une si simple efficacité, à la fois inspirante et garde-fou. Dans le Prélude et l’Allemande (un peu lasse), les cordes contrôlent émission et ornements quitte à inhiber la spontanéité du discours. Avouerait-on que la Courante manque aussi un peu d’élan, la Sarabande de profondeur philosophe ?, confirmant que la violiste envisage peut-être ces danses stylisées sous l’angle de la grammaire plutôt que de l’éloquence. On s’y sent plus proche de l’univers carroyé de Bach que des confidences de l’âme de la précédente époque, celle d’un Marin Marais ou d’un Sainte-Colombe. En revanche, on trouve presque trop de questionnement dans cette Gavotte qui en oublierait sa grâce et son plaisir. La Gigue attesterait-elle que l’on sent la soliste plus à l’aise dans la tessiture grave ? Sans doute faut-il aborder cette page avec encore plus de mordant et de caractère pour que ses sauts de registre et ses figurations fulgurantes se surmontent dans le feu de l’action. La Passacaille révèlera ensuite un aigu tendu, qui passe mieux dans le Prélude de la Deuxième Suite, court de souffle et qui nous intéresse par ses contours inhabituellement laconiques. Mobilisant une agile chorégraphie, Claire Gautrot affine un numéro sur les pointes pour la Fuguette, puis libère une respiration à la fois lumineuse et émue pour la Pompe funèbre, moirant le convoi dans le satin des doubles-cordes. On aurait aimé que cette Suite s’arrêtât là car ce qu’on entend de la redoutable Chemise blanche, comme vendue aux diableries du Père Forqueray, n’a pas conjoint toutes les solutions pour échapper aux postures chevrotantes ni à la précipitation. Face aux témoignages de Jordi Savall (Astrée, 1975), Wieland Kuijken (Accent, 1992) et quelques autres, on retiendra globalement ce parcours comme une galerie sans fard qui peint portraits avec leurs nombreux charmes sans taire leurs passagères disgrâces. À l’instar de la vie vraie qui les irrigue.

Le complément de programme (qui dure soixante-cinq minutes et non soixante-seize comme indiqué au dos du digipack) pioche quelques moments dans les Neuvième et Quinzième Ordres des Livres de clavecin, où l’on succombe au toucher gracieux et fluide de Marouan Mankar-Bennis. On retrouve les artistes dans la paire de « musétes » à trois voix (dont le bourdon) qui conclut ce récital dans une ambiance pastorale.

La captation charnue et réaliste, réalisée au Domaine de La Chaux, nous offre une anthologie non irréprochable mais flagrante et stimulante. On salue un jeu de viole entier et techniquement ambitieux, et on savourera surtout le Concert Royal magistralement resitué dans une parure singulière.  En tout cas : tant de paris risqués, qu’assume un continuo à féliciter sans réserve, doivent encourager un prochain album. Forqueray ?!

Son : 9 – Livret : 8 – Répertoire : 10 – Interprétation : 7-9

Christophe Steyne

 

 

 

 

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