Danse au-dessus du volcan

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Tiercé belge pour la création de Lolo Ferrari à Rouen
C’est un trio étonnant et inédit, tout droit venu de Belgique, qui a présidé à la conception et à la création en ce mois de mars à l’Opéra de Rouen d’une très attendue Lolo Ferrari. Comme chez Alexandre Dumas, à ce trio s’ajoutait un quatrième larron en la personne du guitariste Hugues Kolp, personnage à part entière comme on le lira plus loin. Une telle conjonction de talents venus de chez nous, appelés à créer un opéra sur une scène française, est à peu près aussi rare que le passage de la comète de Halley à proximité de notre bonne vieille terre! Saluons donc l’événement à sa juste mesure, en citant les héros du jour: le compositeur Michel Fourgon, déjà auteur de nombreux opus vocaux, chambristes ou symphoniques remarqués, notamment grâce à l’Orchestre Philharmonique de Liège; Michael Delaunoy, bien connu en tant que directeur du Rideau de Bruxelles; Frédéric Roels, ancien dramaturge pour le compte de l’ORW, devenu directeur de l’Opéra de Rouen il y a maintenant trois ans.
Remarquons que les deux premiers cités abordaient l’opéra pour la toute première fois: vaste défi, relevé collectivement avec maestria.
Disons-le de suite: que les esprits pervers en quête d’émotions (visuelles?) fortes passent leur chemin. L’Opéra de Rouen ne s’est pas transformé pour l’occasion en antichambre du Crazy Horse. C’est bien la dimension tragique d’un destin hors du commun, et les leçons à tirer quant aux dérives d’une société de consommation prête à toutes les (vraies) obscénités qui ont servi de fil conducteur à cette création. Eve Vallois-Lolo Ferrari- y incarne d’abord, de manière exacerbée, la somme des frustrations d’un monde perpétuellement insatisfait, sans cesse en demande d’un ailleurs artificiellement idéalisé et donc immanquablement porteur des désillusions les plus cruelles. Lolo ne se sent jamais “chez elle”. Elle s’enfonce chaque jour davantage dans la quête désespérée d’un graal qui toujours se dérobe. Elle dansera donc de plus en plus au bord du volcan qui finira par la dévorer.
La musique de Michel Fourgon épouse cette trajectoire mortifère de manière sensible et éloquente. Son style vocal est d’une grande pureté, évitant les pièges de la surenchère, de l’effet facile, voire de la vulgarité. Aucune complaisance dans cette démarche d’une grande sincérité, que l’on sent désireuse de prendre sans cesse ses distances avec un quelconque côté people trop stéréotypé et trop prévisible. Rien d’asséchant dans cette vision d’une grande exigence, soyons clair, mais peut-être un zeste de timidité vis-à-vis de “ gestes lyriques ” expressifs que le compositeur aborde avec prudence, en se méfiant des parfums trop capiteux. De ce point de vue, la comparaison avec le récent opéra de Mark Anthony Turnage consacré à Ana Nicole Smith, autre bimbo tombée au champ d’honneur, est étonnante et éclairante. Nous ne sommes pas dans le même univers! Souple et racé, le chant se développe ici à la manière d’un constant arioso, les récitatifs étant relativement rares et les “ grands ” airs absents. Les chanteurs s’y sentent visiblement d’autant plus à l’aise que la partition ne s’amuse pas à solliciter les tessitures extrêmes, si l’on excepte la basse littéralement abyssale du rôle du designer (excellent Renaud Delaigue).
Le livret, qui va de l’adolescence bourgeoise d’Eve à la mort tragique de Lolo, se présente sous la forme d’une suite de tableaux enchaînés. Après une première partie sans doute un peu hésitante, le récit se met en place avec fluidité. Le rythme se fait plus soutenu, sans verbiage inutile, et sans laisser-aller non plus à l’utilisation d’artifices techniques virtuoses du côté de la mise en scène. Probe et efficace, celle-ci se joue d’une grande économie de moyens et repose sur d’intéressants jeux de rideaux, sur de subtils éclairages, ainsi que sur une utilisation bien dosée et judicieuse de la vidéo. Elle distille intelligemment quelques touches d’humour à froid et s’amuse à brouiller ponctuellement les pistes d’un récit par ailleurs assez linéaire, notamment par le truchement d’un chien (en résine!), témoin énigmatique dont la symbolique exacte demeure mystérieuse. D’un tableau à l’autre, les contrastes s’y accusent entre scènes oniriques et descriptions quasi journalistiques, entre sentiments à fleur de peau d’une humanité à la dérive et froide détermination chirurgicale, au plein sens du mot, d’un entourage cupide dépourvu de la moindre empathie.
Le chœur (admirablement préparé par Mélisse Brunet) joue ici un rôle prépondérant, qui renoue avec la tradition des tragédies antiques dès l’ouverture de l’opéra, essentiellement a cappella. Une grande première à ma connaissance, qui permet au compositeur de créer d’emblée une atmosphère étrange et très prenante. L’intégration de la guitare (notamment électrique) à la fois au sein de l’orchestre et sur scène est une autre originalité de l’œuvre, grâce à laquelle Fourgon parvient notamment à intégrer une claire évocation du monde de la variété (auquel Lolo a effectivement tenté d’appartenir…) à un langage qui n’y perd aucunement son âme et sa personnalité. La crédibilité de cette présence sonore très spécifique (qui aurait pu n’être qu’un gadget) est renforcée par la prestation d’Hugues Kolp, impeccable de bout en bout.
La distribution soliste est globalement à l’avenant, soutenue par un orchestre précis et attentif, malheureusement dirigé de manière assez terne par un chef peu inspiré, voire peu concerné. Curieux et gênant ! Fort heureusement, les chanteurs ne semblent aucunement déstabilisés, à commencer par une Chantal Santon ébouriffante, d’un naturel confondant, expressive à souhait, capable de maîtriser une large palette d’émotions que la fin de l’opéra étend de l’explosion expressionniste à la rêverie diaphane. Un grand moment! Thomas Dolié (Victor Vigne), à la fois manipulateur pervers et victime collatérale de la mécanique qu’il a enclenchée, lui donne une réplique parfaite de justesse et d’intelligence. Les autres solistes répondent à l’attente, au premier rang desquels la visiteuse de Jenny Daviet, véritable fée consolatrice à la présence irradiante. Petites réserves toutefois pour Xin Wang, plus crédible en chirurgien sadique qu’en amoureux transi, et pour Tatyana Ilyin, excellente artiste au demeurant mais distribuée dans un rôle qui ne correspond pas à sa tessiture.
En conclusion, on ne peut qu’applaudir cette grande première de Michel Fourgon à l’opéra, ainsi que ce remarquable travail d’équipe… en espérant une suite. Liège, port d’attache du compositeur, serait bien inspirée de lui offrir une vitrine nationale. Allons, Messieurs, un peu de courage, que diable!
Jean-Marie Marchal
Opéra de Rouen, le 10 mars 2013

LOLO FERRARI
Opéra de Michel Fourgon
Livret de Frédéric Roels
Mise en scène de Michael Delaunoy, assisté de Muriel Legrand
Chantal Santon (Lolo Ferrari), Thomas Dolié (Victor Vigne), Xin Wang (le petit ami de Lolo, le chirurgien, le médecin, le magicien), Tatyana Ilyin (la mère), Muriel Legrand (la conférencière, l’assistante du magicien), Renaud Delaigue (le designer), Jenny Daviet (la visiteuse), Chœur accentus / Opéra de Rouen Haute-Normandie (direction : Mélisse Brunet), Orchestre de l’Opéra de Rouen Haute-Normandie, Direction : Luciano Acocella

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