De l’Europe centrale à l’Estonie

par

Georges ENESCO
(1881-1955)
Première sonate pour piano, op. 24 n° 1
Béla BARTOK
(1881-1945)
Suite « En plein air »
Erkki-Sven TÜÜR
(°1959)

Sonate pour piano
Quatre pièces pour piano
Tonu KORVITS
(°1969)

Hymn to Invisible Wind Harp
Mihkel Poll (piano)
2016 -DDD - 67’11 - Textes de présentation en anglais et polonais - DUX 1256

C’est un très intéressant disque-carte de visite qu’offre ici le dynamique éditeur discographique Dux au jeune pianiste estonien, Mihkel Poll (né en 1986). Pour cette première gravure pour la firme polonaise, Poll a choisi des oeuvres regroupées en deux blocs: Europe centrale de l’entre-deux-guerres pour les deux premières compositions, et reflets de la dynamique production musicale estonienne contemporaine pour la deuxième partie de cet enregistrement.
C’est par une rareté que s’ouvre ce récital, la Première sonate en fa dièse mineur pour piano d’Enesco, composée à Paris en 1924, et dont le compositeur -illustre violoniste certes, mais tout autant excellent pianiste- assura lui-même la création à Bucarest en 1925 et à Paris l’année suivante. Comme le fait observer à juste titre l’excellente notice de Kristel Pappel, le premier mouvement Allegro molto moderato e grave présente une atmosphère assez lourde et des harmonies chromatiques -parfois allégées par des réminiscences debussystes- qui renvoient directement à l’opéra Oedipe sur lequel il travaillait à l’époque. Le second mouvement, Presto vivace, est une toccata qui renvoie aux compositions « motoriques » de l’époque telles que les pratiquaient Prokofiev, Hindemith, Bartok ou Stravinsky, même si Enesco se montre bien moins astringent que ce dernier. Le dernier mouvement est un Andante molto espressivo avec de beaux effets ostinato de cloches dans l’aigu. Même si l’oeuvre n’est pas un impérissable chef-d’oeuvre, elle est néanmoins très exigeante pour l’exécutant, et Mihkel Poll s’en sort remarquablement bien, gardant à tout moment le souci du beau son.
Dans la Suite « En plein air », chef-d’oeuvre qui semble hélas avoir déserté nos salles de concert, Poll opte non pas pour l’approche musclée et percussive que beaucoup appliquent ici, mais fait preuve d’une belle souplesse, sans agressivité inutile, même si cette exécution fine et musicienne manque parfois un peu de tranchant rythmique dans les sections vives, ou d’angoisse dans la Musique nocturne- sommet du cycle- rendue cependant avec beaucoup d’aisance et de naturel, et finement pédalée. Poll conclut la Suite en beauté sur une Chasse d’une belle nervosité et et proprement cauchemardesque par instants.
On change radicalement d’époque, de style et géographie avec le programme de la deuxième partie du récital où Poll opte pour des compositions de deux auteurs estoniens contemporains. Même si ni Tüür ni Korvits n’ont directement reçu l’enseignement de Pärt, leur musique reprend -pour partie chez Tüür, et plus fortement chez son cadet Korvits- le type de minimalisme qui a fait le succès du doyen des compositeurs de son pays.
Ecrite en 1985, la Sonate pour piano de Erkki-Sven Tüür est à classer à la rubrique musique répétitive, mais cette intéressante composition, exigeante et virtuose, est moins volontairement monotone et sucrée que nombre d’oeuvres du même style mais de plumes moins douées. Dans le deuxième mouvement, Lento, on notera les effets de résonance demandés par le compositeur avec de longs silences où la pédale est maintenue enfoncée, ainsi que le contraste entre les accords secs fortissimo dans le grave auxquelles répondent des figures rapides dans l’aigu, gazouillis ou chants d’oiseaux. Le troisième mouvement offre une conclusion entraînante et virtuose.
Des Quatre pièces pour piano, écrites entre 1992 et 2003, c’est la deuxième, For Kristiina -une toccata écrite pour la fille du compositeur- qui fait la plus forte impression.
Le disque se conclut sur Hymn to Invisible Wind Harp de Tonu Korvits, pièce qui puise dans le vocabulaire minimalisme/New Age avec ses notes tenues, ses accords brisés ou non dans l’aigu, son langage diatonique et sa simplicité voulue. Dans un premier temps, on a tendance a trouver cela pauvre, de peu d’intérêt et bourré de clichés, mais comme souvent avec le minimalisme les écoutes successives corrigent l’impression de départ qui était que cette musique se prête fort bien à être écoutée par des auditeurs affalés dans la semi-pénombre sur de moelleux coussins alors que flottent dans la pièce de suaves odeurs d’encens (voire de quelque chose de plus fort). En tout cas, le pianiste prend cette musique très au sérieux et la joue sans aucune mièvrerie.
Une dernière remarque concerne l’esthétique assez particulière de la prise de son: le piano à la sonorité fine mais un peu terne (on aimerait savoir de quel instrument il s’agit) est enregistré de façon curieuse, comme s’il y avait un voile entre l’instrument et l’auditeur. Cette impression s’atténue quand on met le volume très fort (autant prévenir les voisins).
Patrice Lieberman

Son 6,5 - Livret 10 - Répertoire 8 - Interprétation 8

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