Délices viennois

par

© Emilie Brouchon

Le temps ne fait rien à l'affaire : cette belle mise en scène du Rosenkavalier de Richard Strauss par l'Allemand Herbert Wernicke réalisée il y a de plus de 20 ans est... belle -de décors, de costumes, d'ingéniosité stylisée. C'est-à-dire intemporelle et surtout, intimement « musicale ». Chaque attitude, déplacement, jeu de scène exacerbe l'intérêt théâtral et potentialise l'expressivité de la partition. Si bien que l'émotion est au rendez-vous tout au long de la soirée. Certes des libertés sont prises avec les didascalies et les circonstances de l'action mais elles paraissent bien vénielles aujourd'hui. De la ténuité de l'intrigue, compositeur et librettistes qui en étaient eux-mêmes conscients font un atout. Hoffmanthal s'est donné toute latitude pour inventer une Vienne factice sous le pseudo règne de Marie-Thérèse (qui d'Impératrice devient ici Maréchale) en créant un langage tout aussi fantaisiste qui mélange élégance, familiarité et verdeur en un pastiche néo-mozartien -mais aux antipodes des thèmes de prédilection du compositeur des Noces ! Dénouement cruel et sacrifice misogyne sont complètement étrangers à l'esprit mozartien. De son côté, Richard Strauss use d'une latitude semblable pour faire surgir derrière la pacotille et les apparences clinquantes ou triviales, une profonde vérité humaine. Pas seulement ! -car il porte ici à leur sommet, la beauté plastique et expressive des voix féminines. A partir des ambiguïtés multiples symbolisées ici par les jeux de miroirs, le compositeur déploie une plaisante verve qui le repose alors des rudes escarpements que lui coûte son Elektra. Il est vrai qu'associée à la joie de vivre, la valse est fort à la mode : c'est en 1907 -cinq ans avant les Valses nobles et sentimentales contemporaines du Rosenkavalier et treize ans avant La  Valse -que Ravel entreprend, dans une tout autre perspective esthétique : « une manière d'hommage à la mémoire du grand Strauss, pas Richard, l'autre, Johan »...   Philippe Jordan à la tête d'un Orchestre de l'Opéra réactif fait ressortir les lames de fond aux sonorités wagnériennes, scintiller les féeries et les piments d'une orchestration parfois presque chambriste. Le « Sprung » cher au compositeur (dont manquait à son avis, Pelléas où il s'ennuya) est bien présent. Les interventions solistes sont ciselées à ravir et la franchise des attaques souligne opportunément les accents « populaires » de certains passages. De cette écriture foncièrement gaie -même dans l'expression de la mélancolie- se dégage une réelle sensation de joie. A l'excellence de la mise en scène et de la fosse répond une « distribution de troupe » cohérente, homogène, menée par le Baron Ochs de Peter Rose truculent à souhait mais mesuré et humain aux graves si bien projetés que son Mit mir...  à la fin du II déclenche une irrésistible ovation. Le trio de dames Michaela Kaune -Maréchale un peu réservée, Daniela Sindram -Octavian convainquant- et Erin Morley -frêle mais tenace Sophie- offre de sublimes ensembles sans jamais verser dans le démonstratif ou le côté frelaté sulpicien -danger qui guette facilement cette musique. Sans oublier le Faninal plein d'autorité de Martin Gantner, le brillant solo du ténor sarde Francesco Demuro ni les irréprochables seconds rôles. Tous parviennent à surmonter l'acoustique diffractée (spatialisation capricieuse du son ?) de cette trop vaste salle. Impressionnants de discipline, d'efficacité, tous les figurants et choristes -parties prenantes de cette mise en scène éminemment « musicale » - sont à louer.
Intemporelle réussite. Enthousiasme d'autant plus enfiévré du public qu'un préavis de grève, levé puis repris puis relevé... a fait craindre l'annulation jusqu'au dernier moment.
Bénédicte Palaux Simonnet
Paris, ONP Bastille, le 9 mai 2016

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