Sans surcharge ni artifice Rigoletto à Liège
A l’Opéra de Liège, le Rigoletto de Verdi a une fois de plus enthousiasmé un public nombreux venu se réjouir du spectacle d’une tragédie. Se réjouir d’une tragédie ? Non, il ne s’agit pas d’un plaisir sadique comparable à celui qu’éprouvaient les spectateurs des jeux du cirque ; non, il s’agit de s’émerveiller de la façon dont un librettiste, un compositeur, un metteur en scène et son équipe, et des interprètes réussissent à sublimer, à transcender de terribles expériences de vie et de mort définitivement humaines : désirs, orgueil, trahison, mensonge, vengeance, amour, passion, soif du pouvoir, sacrifice.
D’autant plus que pour beaucoup de ces spectateurs, il s’agit d’un bonheur renouvelé, perpétué. Ils connaissent l’œuvre, mais chaque fois pourtant ils y découvrent des réalités inédites, dans une phrase du livret, annonciatrice de ce qui finira par advenir ou révélatrice d’une affection, dans une séquence de la partition dont on prend conscience soudain du raffinement de son orchestration, de son instrumentation.
L’originalité soulignée un peu partout de cette production est liée à son metteur en scène, un homme plutôt connu par ce qui l’a distingué par ailleurs : John Turturro, l’acteur. Rigoletto est sa première mise en scène d’opéra, créée à Palerme en 2018. Elle est à l’affiche à Liège. Turturro fait preuve de modestie, ne cherchant pas « à réinventer quelque chose qui n’existe pas ou à apporter un point de vue moderne sans autre but que la recherche de la nouveauté ». Il a veillé, dit-il, à « obtenir un résultat qui soit le plus dépouillé possible, sans surcharge ni artifice », réduisant « la scène à son essence même… faisant émerger les personnages de la manière la plus humaine possible ». Voilà qui manifeste une modestie bienvenue au service de l’œuvre, et qui devrait inspirer sans doute certains démiurges scéniques autoproclamés.
Effectivement, la mise en scène de John Turturro nous vaut de très beaux moments, « sans façon », de grand dépouillement : ainsi, les scènes dans la maison de Rigoletto, petit édifice à deux niveaux isolé sur le plateau, dispositif bienvenu pour mettre en évidence les sentiments familiaux du bouffon, les réactions de sa fille. Ainsi les scènes dans la maison de Maddalena et Sparafucile. Un édifice branlant, de guinguois, le lieu de la vengeance ratée, du sacrifice ultime. Ainsi le plateau vide pour la si belle image conclusive en piéta du père et de sa fille mourante. Rien ne vient alors nous distraire de l’essentiel de ce qui se joue dans le cœur et l’âme des protagonistes, rien ne vient nous distraire des sons merveilleux qui l’expriment.
Un bémol toutefois : Turturro a voulu animer, combler les séquences au palais -peur du vide- en faisant intervenir des danseurs, dont nous ne contestons absolument pas le talent, mais le non-intérêt de leur présence dans la dramaturgie de l’œuvre. Ces séquences en deviennent brouillonnes et révélatrices du fait que la direction d’acteurs est peu développée.
Le bonheur de la représentation à laquelle nous avons assisté est également inattendu. Je ne cacherai pas que je me réjouissais d’entendre et de voir la Gilda de Jodie Devos. Le mauvais sort commun de ces temps particuliers en a décidé autrement. Bienfait collatéral, c’est Lucie Kankova qui a repris le rôle. Elle nous a convaincus par son chant nuancé, sans effets inutiles, mais de juste précision expressive. Une maîtrise qui caractérise d’ailleurs le reste de la distribution : c’est effectivement dans la nuance plus que dans la performance que Sebastian Catana (Rigoletto) et Giuseppe Gipali (le Duc de Mantoue) nous ont convaincus cet après-midi-là. Ruben Amoretti (Sparafucile), Sarah Laulan (Maddalena) et Patrick Bolleire (Il Conte di Monterone) les ont exactement accompagnés.
Quant à Daniel Oren, à la tête de l’Orchestre et des Chœurs de l’Opéra de Wallonie-Liège, il nous a permis de bien entendre, dans les ensembles ou les interventions solistes, cette œuvre que nous avons eu autant de plaisir à retrouver qu’à découvrir.
Liège, l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, le 6 mars 2022
Crédits photographiques : ORL-Liège/J.Berger
Stéphane Gilbart