Des concerts publics inédits et un premier roman pour Mikhail Rudy

par

Edvard Grieg (1843-1907) : Concerto pour piano et orchestre en la mineur op. 16. Richard Wagner (1813-1883) : La Mort d’Isolde, transcription de Franz Liszt. Frédéric Chopin (1810-1849) : Nocturne op. 27. Claude Debussy (1862-1918) : Étude pour les huit doigts. Alexandre Scriabine (1871-1915) : Étude op. 42 n° 3. Serge Prokofiev (1891-1953) : Prélude op. 12 n° 7 ; Concerto pour piano et orchestre n° 2 en sol mineur op. 16. Mikhail Rudy, piano ; Orchestre Philharmonique de Saint-Pétersbourg. Années 1990. Notice en français et en anglais. 76’01’’. Le Palais des Dégustateurs PDD038.

Mikhail Rudy : Le Disciple. Les Presses de la Cité, ISBN 978-2-258-20701-1, 2024, 238 pages, 20 euros.

La publication du présent album est en soi une aventure, largement évoquée dans la notice, sous la forme d’un entretien d’une dizaine de pages de Mikhail Rudy avec le critique musical français Stéphane Friédérich. Pour rappel, le pianiste d’origine russe, naturalisé français, est né à Tachkent en 1953. Il est entré en 1969 au Conservatoire de Moscou, où il a étudié avec Yakov Flier (1912-1977), pédagogue réputé, dans la lignée de Franz Liszt. Vainqueur à Paris du Concours Marguerite Long en 1975, au cours duquel il joua le Concerto n° 2 de Prokofiev, Mikhail Rudy entama une longue tournée de concerts. À l’issue de l’un de celle-ci, qui eut lieu en France en 1977, il demanda l’asile politique. Sa carrière allait se développer rapidement, assortie d’une abondante discographie. Dans l’entretien précité, Rudy donne des détails éclairants sur son parcours.

Le contexte politique évolua au moment de la perestroïka. Invité en 1989 par Jacques Chancel pour un « Grand Échiquier » tourné à Leningrad avec la Philharmonie locale, la rencontre avec les musiciens fut le début d’une collaboration, qui se concrétisa par des enregistrements dont l’un, consacré à Tchaïkovski et Rachmaninov, reçut un Grand Prix du Disque en 1991. Entretemps, Rudy s’était lié d’amitié avec Mariss Jansons, alors directeur musical de la Philharmonie d’Oslo, mais aussi premier chef invité à Leningrad. Plusieurs concerts, ainsi que des disques, ont marqué cette entente Rudy/Jansons avec la Philharmonie de Saint-Pétersbourg, la cité ayant repris son nom ancestral en cette même année 1991. Les prestations ont été enregistrées au début des années 1990, mais n’ont pas été toutes publiées. Rudy a pu en récupérer un certain nombre, avec l’autorisation de l’orchestre ; des bandes, non datées avec précision, ont permis l’élaboration du présent album. Tout cela est raconté avec force détails dans l’entretien, au cours duquel le pianiste fait état de son admiration pour Jansons qu’il place au panthéon des chefs d’orchestre. La qualité du son, moyenne vu les circonstances, a été retravaillée avec soin par les studios d’Alain Gandolfi.

Le programme offre avec opportunité plusieurs aspects de l’art du virtuose. Du Concerto de Grieg, qui date de sa jeunesse (1868), Rudy confie qu’il est, à ses yeux, d’une étonnante fraîcheur et qu’il possède un côté enfantin avec des personnages de contes et de légendes, des elfes et des lutins qui semblent surgir de la forêt. C’est cette ambiance féerique que Rudy, qui joua sur scène l’Allegro initial de ce concerto dès ses neuf ans, traduit avec un sens poétique affirmé dans le superbe Adagio, tout en offrant à l’œuvre entière un espace à la fois romantique et intimiste. Une belle version, toute en contrastes avec le Concerto n° 2 de Prokofiev, dont Rudy précise qu’il l’a accompagné toute sa vie et est l’un de ses préférés. Il évoque son modernisme, son côté provocateur, le délire sonore qui y est injecté. L’interprétation qu’il en donne respire d’intensité, de joie et de démesure. Elle confirme le bonheur ressenti par Rudy en le jouant, en particulier la cadence, parce qu’elle se compose de spirales sonores de plus en plus larges, qui imposent un défi en termes d’endurance

Le défi est réussi haut la main, d’autant plus que, dans les deux concertos, Mariss Jansons et les pupitres de la Philharmonie de Saint-Pétersbourg sont d’une belle complicité avec le pianiste. Ici, le témoignage est double, sinon triple : il met en lumière le jeu diversifié et la virtuosité de Rudy, il enrichit la discographie du chef letton, et il montre le plaisir éprouvé par l’orchestre qui, sous son nom retrouvé, fut le premier, avec Rudy et Jansons, à enregistrer un disque pour EMI dans un programme consacré à Rachmaninov.

Le programme est complété par cinq pages que Rudy aime jouer en « bis » en concert et qui ont, selon ses propos, pour point commun de faire appel à une grande légèreté et vélocité de toucher. On savourera aussi bien un Nocturne de Chopin qu’un Prélude de Prokofiev, des études de Debussy ou Scriabine qu’une émouvante Mort d’Isolde dans la transcription de Franz Liszt. 

En 2009, paraissait aux Éditions du Rocher Le Roman d’un pianiste. L’impatience de vivre, que signait Mikhail Rudy. Cet ouvrage autobiographique, dans lequel le musicien évoquait son parcours, avait été considéré par la critique comme une véritable symphonie à la gloire de la vie. Quinze ans plus tard, simultanément à l’album paru sous le label Le Palais des Dégustateurs, Rudy publie son premier roman écrit directement en français. La musique est une façon de m’exprimer, et la littérature en est une autre, confie-t-il dans l’entretien avec Stéphane Friédérich déjà évoqué. L’action se déroule à Moscou, dans les milieux musicaux, au temps de la perestroïka. Au Conservatoire, un jeune pianiste français, dont le talent se révèle exceptionnel, est pris en charge par un professeur en vue de sa participation au Concours Tchaikovsky. Mais ce même artiste a aussi bien des côtés sombres.

Au-delà d’une intrigue qui charrie des émotions et des passions, nourries par des épisodes sentimentaux où l’érotisme occupe une place peut-être un peu trop grande, Rudy dépeint une société ébranlée, en totale et confuse recherche d’elle-même, en pleine impréparation face à un avenir incertain. Le doute et l’illusion font partie de la réflexion d’une génération qui n’est pas mûre pour les événements qui changent son quotidien. Rudy décrit avec sensibilité ce bouleversement des mentalités dans ce premier roman où « tout est inventé, même les choses vraies » ; l’expérience personnelle du musicien a inévitablement nourri le récit. 

Le mélomane qui se plongera dans cette lecture trouvera, au fil des pages, maints moments musicaux ; ils concernent l’interprétation d’œuvres de Beethoven, Brahms ou Schumann, de Scriabine ou de Rachmaninov, mais aussi de Luciano Berio, ainsi que l’évocation de grands pianistes come Vladimir Horowitz, Glenn Gould ou encore l’épouse d’Olivier Messiaen, Yvonne Loriod (dont Rudy fut l’assistant au Conservatoire de Paris). L’auteur est de plus féru de littérature : Henry Miller, Ossip Mandelstam ou, bien davantage, Arthur Rimbaud, attestent de la qualité et de l’intérêt de ses lectures et ce qu’il en retire. 

Un roman original, écrit en français de façon élégante, sur le mystère de la création artistique et de sa transmission par les interprètes, sur une société russe qui se cherche, et sur la relation entre les êtres, à la fois si simple et si redoutable. Le tragique est au bout de l’aventure…

Disque : Son : 7  Notice : 10  Répertoire : 10  Interprétation : 10

Jean Lacroix

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