Dido & Aeneas d’Henry Purcell à Luxembourg 

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 Au Grand Théâtre de Luxembourg, c’est tout sauf de l’abstraction que nous ont proposé Franck Chartier et son ensemble Peeping Tom dans leur approche d’un Dido & Aeneas de Purcell à la partition « augmentée », magnifiquement servie par Emmanuelle Haïm et son Concert d’Astrée. Une approche dont la radicalité cohérente a manifestement séduit un public enthousiaste.

Dido & Aeneas est un opéra d’Henry Purcell créé en 1689. Il nous raconte la rencontre d’Enée, en fuite de Troie dévastée, et de Didon, la reine de Carthage, l’amour qui s’impose. Mais les dieux et des sorcières sournoises pressent Enée de reprendre son chemin, d’accomplir sa destinée. Didon, écrasée de douleur, en meurt. 

Une petite œuvre d’à peine une heure, si convaincante dans sa brièveté qui l’oblige à atteindre immédiatement l’essentiel des êtres, si bouleversante grâce aux deux airs de son héroïne, dont le fameux « When I am laid in earth » conclusif. Un sommet humain et musical.

Mais Franck Chartier, typique en cela de l’esprit de son collectif Peeping Tom (dont on a pu notamment découvrir à Luxembourg sa trilogie Vader, Moeder et Kind), a décidé de montrer, de donner à voir, sans aucune compromission, le bouleversement des êtres que la beauté de l’opéra et son côté sublime cantonnent dans des sphères éthérées. D’où l’exclamation ironique d’un des personnages : « Tu veux de l’abstraction », en fait : « tu voulais, tu aurais voulu de l’abstraction ». Non, Franck Chartier nous plonge dans les réalités bien concrètes, bien tangibles de pareilles situations amoureuses, de pareils dilemmes. 

Il a donc imaginé une dame âgée aisée -ancienne interprète du rôle de Didon ?-absolument marquée par le personnage de la reine de Carthage, et ne cessant de vivre et revivre encore et encore sa tragique histoire, mais dans le rêve, le cauchemar, les images obsédantes, le ressassement. Ce qui apparaît, ce qui est montré et vu, et avec quelle intensité, c’est tout ce qui se cache sous nos beaux sentiments élevés, ce qui nous meut et nous émeut en profondeur, et qui éclate ici au grand jour. 

Cela vaut au spectateur des images scéniques absolument inattendues, bouleversantes, drôles parfois, répétitives, métaphoriques, crûment réalistes ou poétiques, jouées, dansées. Cela s’installe dans une scénographie elle aussi en proie à des métamorphoses inattendues (ainsi ces tonnes de sable qui se déversent sur le plateau, ainsi à la fin, ces panneaux qui s’ouvrent sur des apparitions « infernales »). On en a « plein la vue ». 

Ce qui est remarquable dans cette lecture scénique, c’est sa cohérence, la superbe maîtrise de tous ses moyens et effets, l’engagement individuel et collectif des interprètes de Peeping Tom, dont la fascinante Eurudike De Beul. Quelle maîtrise, quel accomplissement dans la radicalité.

Mais tout cela reste, à sa façon, au service de l’œuvre de Purcell. Et là, on ne peut que se réjouir qu’elle ait été confiée à Emmanuelle Haïm et à son Concert d’Astrée, dont on connaît la précision et la façon dont ils exaltent les œuvres qu’ils abordent. Tout cela s’accomplit aussi grâce au chant de Marie-Claude Chappuis-Didon, Emöke Baráth-Belinda, Jarrett Ott-Enée, Keri Fuge-la Dame d’honneur, sans oublier le chœur exact commentaire-ponctuation. Emmanuelle Haïm a également, à son tour, « augmenté » le petit opéra, en y intercalant des notes contemporaines, celles qu’a composées Atsushi Sakaï, un des membres de l’ensemble, et qui donnent à l’oeuvre des échos d’aujourd’hui, qui en prouvent la pérennité des affects. 

Pour ceux qui étaient là, les notes et les airs si beaux de Purcell vivront dorénavant indissociables d’images qui leur reviendront de cette production-là.

Luxembourg, Grand Théâtre, le 27 avril 2022  

Stéphane Gilbart

Crédits photographiques : Carole Parodi

 

 

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