Dossier (4) : Liszt et l'orgue

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Si les œuvres pour piano ou pour orchestre de Liszt et leur place dans le XIXe siècle ont depuis longtemps été correctement évaluées, sa musique d’orgue, elle, ne semble avoir de réelle répercussion qu’auprès des organistes, et encore, peu d’entre eux ont-ils une connaissance approfondie de celle-ci et savent-ils en apprécier les lignes directrices ! On peut la diviser grosso modo en deux périodes : d’une part, les trois grandes pièces composées entre 1850 et 1863 (Fantaisie et fugue sur le choral « Ad nos, ad salutarem undam », Prélude et fugue sur B. A. C. H. et Variations sur « Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen ») et, d’autre part, une série d’œuvres plus courtes dont la composition s’étend jusqu’à sa mort en 1886. On citera pour mémoire les transcriptions d’après Bach, Lassus, Wagner, Nicolai ou Chopin, et les œuvres vocales où l’orgue joue un rôle plus ou moins important (telle la Via Crucis, d’une densité remarquable).

Dans les trois grandes pièces, Liszt se montre conforme à l’idée caricaturale que l’on se fait de lui : grandiose, virtuose, spectaculaire, tourmenté et brillant. Composée en 1850, la Fantaisie et fugue sur le choral « Ad nos, ad salutarem undam », paraphrasant longuement le choral des trois anabaptistes du Prophète de Meyerbeer, est une fresque monothématique monumentale, en trois sections enchaînées. Par l’ampleur des moyens techniques nécessaires et par l’originalité et la longueur de la forme, le parallèle avec la Sonate en si mineur pour piano semble évident. Avec le Prélude et fugue sur B. A. C. H., de 1855, Liszt veut, comme Schumann, rendre hommage à Bach. Mais contrairement à lui, il ne s’attaque pas à ce projet avec les outils de Bach -le contrepoint, notamment- mais avec des fulgurances nouvelles, déjà expérimentées dans l’œuvre précédente, et que seul un pianiste accompli pouvait oser. Ne nous y trompons pas : si le titre mentionne une fugue, nous n’en trouvons réellement que l’exposition, vite submergée par les traits virtuoses. Enfin, en 1862, Liszt entreprend les Variations sur « Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen », sur l’ostinato chromatique du premier chœur de la Cantate BWV 12 de Bach, par ailleurs fort proche du Crucifixus de la Messe en si. Comme dans le Prélude et fugue sur B. A. C. H., l’élément chromatique sert admirablement le langage de Liszt et lui permet ici de développer le contenu émotionnel attaché au texte (« Larmes, plaintes, soucis, craintes, angoisses et détresse sont le pain amer des chrétiens ») dans une forme alliant passacaille, variations, récitatif dramatique et, pour conclure, le choral Was Gott tut das ist wohlgetan. Le sens théologique de celui-ci (« Ce que Dieu fait est bien fait ») entre en résonance avec les interrogations du début de l’œuvre et annonce la sobriété des recueils à venir.

Globalement, les recueils et œuvres isolées qui suivirent s’apparentent plus au langage ascétique et dépouillé de la période « romaine » de Liszt, alors clairement positionné comme compositeur religieux et catholique. Ainsi, si l’Evocation de la Chapelle Sixtine, Miserere d’Allegri et Ave verum de Mozart (1862) reprend des éléments techniques de ses aînées et tend déjà vers la concentration, celle-ci devient de plus en plus présente et trouve son aboutissement dans certains recueils tardifs, comme la Missa pro organo (1879), le Rosario (1879) ou le Requiem (1883), transcription écourtée du requiem pour voix d’hommes, orgue et cuivres de 1868. La démesure des trois grandes pièces a cédé la place à une sobriété et une austérité qui trouvent leur parallèle dans des œuvres pour piano telles Nuages gris, Unstern ou la Lugubra gondola. Verticalité de l’écriture, inspiration grégorienne, rôle prépondérant du silence, tout invite à la méditation et à l’intériorité.

Il est intéressant de noter que les trois grandes pièces ressortissent plutôt du monde réformé (choral, hommage à Bach), tandis que les œuvres tardives appartiennent au monde catholique. Quel que soit l’angle d’analyse, deux tendances s’opposent : luthéranisme et catholicisme, virtuosité spectaculaire et concentration mystique, audace formelle et épure extrême. Mais, somme toute, nous retrouvons là un double-visage habituel : de culture germanique autant que latine, Liszt fut toujours tiraillé entre la recherche de succès publics et le mysticisme, entre l’innovation et l’emprunt, entre le foisonnement et la simplicité. A la différence de Mendelssohn et Schumann, qui conservèrent à l’orgue un langage essentiellement basé sur la polyphonie héritée de modèles baroques, il osa introduire des effets issus de ses langages pianistique et orchestral. Si la succession des deux premiers est à chercher du côté de Rheinberger, de Brahms, voire de Reger, celle de Liszt se trouve chez son jeune disciple Reubke, trop tôt enlevé par la mort, mais aussi chez Franck, créateur français et défenseur de sa musique, et plus tard chez Tournemire et Dupré, dont les œuvres pour orgue doivent autant à la technique et aux aspects formels de Liszt qu’à sa sensibilité religieuse.

Benoît Jacqumin.  Coordination Bernadette Beyne.

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Crédits photographiques : Liszt / Franz Hanfstaengl

 

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