Dossier : Giacomo Meyerbeer, compositeur européen (1791-1864)
Il est loin, le temps du dénigrement féroce, puis de l'oubli complet : Meyerbeer rejoint la place qu'il n'aurait pas dû quitter, celle d'un grand maître de la scène lyrique. Il a régné sur l'opéra européen durant plusieurs décennies et a exercé une influence inestimable sur son développement. Pourtant, on ne le connaissait plus. Petit à petit, les enregistrements sont venus, puis les représentations. En 2014, année jubilaire, nous voici enfin à même d’approcher son œuvre avec lucidité, d'en assigner la place, et d'en admirer les beautés.
Né dans une riche famille juive de Berlin, l'année de la mort de Mozart, Jacob Liebmann Beer étudia avec Clementi et l'abbé Vogler. Formation traditionnelle, qui le conduisit à s'insérer dans la vie musicale allemande avec des cantates (Gott und die Natur, Jephtas Gelübde), un opéra-comique (Abimélek) ou un remarquable quintette avec clarinette (1813), lequel anticipe celui de son condisciple Weber. Sur les conseils de Salieri, il ira parfaire sa technique en Italie, à l'écoute d'un bel canto en plein essor. Il y restera huit ans (1816-1824) pour y composer non moins de six opéras dans le moule de l'opera seria rossinien. Le dernier de la série, Il Crociato in Egitto, créé à La Fenice en 1824, transgresse le genre par l'ampleur de ses ensembles et ses nombreuses pages chorales. Il sera représenté avec succès dès 1825 au Théâtre Italien à Paris, sur l'invitation de Rossini lui-même, lequel ainsi tendait la main à son successeur.
Muni d'une solide technique germanique et enrichi de la grâce mélodique transalpine, Meyerbeer étudie attentivement le goût français de ces années 1830. Paris vivait alors sous le charme de l'opéra-comique (Boieldieu, Herold, Auber) et du grand opéra naissant (La Muette de Portici, Guillaume Tell). Par l’éclat de ses spectacles et de ses concerts, la capitale française attirait bon nombre de musiciens étrangers et devenait le creuset d'un art cosmopolite. Ce fut le coup de génie de Meyerbeer de fondre tous ces éléments dans son premier opéra parisien, Robert le Diable, créé en 1831 avec le concours des meilleurs chanteurs (Cinti-Damoreau, Nourrit, Dorus-Gras, Levasseur) et de la danseuse Taglioni. En outre, les superbes décors évocateurs de Ciceri sublimaient la trame fantastique. Ce premier essai d'opéra total connut un succès incroyable, fondateur d'un nouveau romantisme français issu d'un mélange détonnant d'influences de toutes nations fondues en un seul moule. Un certain art musical européen venait de naître. La Juive d'Halévy avait confirmé l'essai en 1835. Meyerbeer continua sur sa lancée avec Les Huguenots (1836), son chef-d’œuvre. Suivit Le Prophète en 1849 et enfin L'Africaine, créée après sa mort en 1865. Ces quatre grands opéras ne doivent pas faire oublier deux opéras-comiques, Le Pardon de Ploërmel (ou Dinorah) et L'Etoile du Nord (ce dernier issu d'un singspiel, Ein Feldlager in Schlesien), attestant d'une verve plus inattendue, légère et souvent heureuse. Entre les dernières créations parisiennes, Meyerbeer retourna plus d'une fois dans son pays natal où il composa, entre autres, une musique de scène conséquente pour la pièce Struensee de son frère Michel (1846). A sa mort, l'Europe entière pleura le plus célèbre musicien de son époque.
Il est difficile de croire de nos jours au rayonnement que Meyerbeer connut de son temps. Tout était mesuré à son aune, de Beethoven à Wagner. Il incarnait le sommet quasi insurpassable de l'art musical. Essayons de comprendre les raisons de cette gloire immense, et, surtout, de voir ce que nous, mélomanes du XXIe siècle, pouvons en retenir.
La production allemande de jeunesse reste mal connue. L'ouverture d'Abimélek donne à connaître un estimable compositeur de singspiel, à la mélodie facile. Le quintette avec clarinette est excellent, éloigné de Mozart sans doute, mais en tout point comparable à celui de Weber. Longtemps inconnus et confinés dans les bibliothèques, les opéras italiens sont à présent presque tous enregistrés. Très tributaires de Rossini, ils ne se signalent guère par leur originalité. L'invention mélodique de l'auteur s'y révèle pourtant déjà, ainsi que son aisance dans l'écriture de duos dramatiques et sa maîtrise des masses chorales, en particulier dans Margherita d'Anjou et dans Il Crociato in Egitto.
Sa gloire réside, bien sûr, dans ses quatre grands opéras parisiens. Aucun compositeur ne naît génial ; Meyerbeer ne fait pas exception. Muni de sa double formation allemande et italienne, il étudie, en grand professionnel, l'art lyrique "local", avant de donner Robert le Diable. Initialement conçu en tant qu'opéra-comique, il est transformé en grand opéra ; il reste des séquelles de cette origine dans le rôle de Raimbaut ou dans le duo-bouffe. Cette variété d'inspiration, explicable dans ce cas, restera une constante de la musique de Meyerbeer -et une des clés du succès de ses opéras. Superbement réfléchis, bénéficiant en outre des livrets remarquables de Scribe, ils n'ennuient pas un instant malgré leur longueur (plus de quatre heures au moins). La verve du musicien conçoit chaque acte en tant qu'unité entière. L'atmosphère change-t-elle, aussitôt la musique suit et change aussi. Les cinq actes des Huguenots en sont un exemple frappant. Ce sens extrême de la caractérisation fera le triomphe du ballet des nonnes de Robert le Diable, de la conjuration et bénédiction des poignards des Huguenots, de la scène du couronnement du Prophète ou de la mort de Sélika à la fin de L'Africaine. Meyerbeer choisissait aussi ses chanteurs avec le plus grand soin et confiait à chacun les airs virtuoses destinés à les mettre en valeur. Cette conjonction des scènes dramatiques puissantes et des airs brillants témoigne d'une stratégie dramatique planifiée. Si l'on y ajoute un flair théâtral unique, en particulier dans les grands duos, le succès immédiat de ses opéras n’étonnera personne. Enfin, Meyerbeer se signale par une utilisation très inventive de l’orchestre. Pensons par exemple aux effets de bassons dans le ballet de Robert le Diable ou à ce thème récurrent décliné à la timbale solo dans le même opéra, à l'accompagnement par la viole d'amour de l'air de Raoul ou par la clarinette basse des noces funèbres dans Les Huguenots ou au fameux unisson des violoncelles au finale de L'Africaine. Il y a là des idées fulgurantes qui frapperont Berlioz. Autre caractéristique moderne : un sens de la spatialisation sonore qui marque toute la scène du couronnement du Prophète et dont Wagner se souviendra dans Parsifal.
Si le côté purement musical des opéras de Meyerbeer fascine toujours, il en va de même pour leur impact dramatique. J'ai cité ces scènes impressionnantes dont le parangon demeure la conjuration et bénédiction des poignards des Huguenots. La durée même des grands opéras exige un souffle de longue haleine. Rossini l'avait compris dans Guillaume Tell. Ce souffle, Meyerbeer le possède. Il exhalait une véritable "invention dramatique" (comme on parle d'"invention mélodique"). C'est lui qui cimente ses opéras, soutient l'attention et offre à la musique française cette grandeur qui lui manquait. Il faut y ajouter l'importance de la mise en scène -ou plutôt des décors, à l'époque, qui contribuera grandement au succès : le cimetière hanté de Robert le Diable, la cour libertine de Chenonceaux dans Les Huguenots ou le "ballet des patineurs" et l'explosion finale dans Le Prophète en constituent de bons exemples.
J'ai signalé l'excellence des livrets de Scribe et ses intrigues bien charpentées. En allant plus loin, on est frappé par une constante assez intéressante des livrets choisis par Meyerbeer : outre les conflits opposant passions amoureuses et pouvoir, thème central du grand opéra que Verdi mènera à son paroxysme, la religion y joue un rôle essentiel. Le juif croyant mais tolérant qu'était Meyerbeer ne pouvait y demeurer indifférent. Robert est déchiré entre le bien et le mal, le massacre de la Saint-Barthélémy est le pivot des Huguenots, le prophète Jean de Leyde érige une folle république théocratique, et le très catholique Vasco de Gama ne comprendra jamais l’Africaine hindoue ... Autant de notions redevenues centrales dans un XXIe siècle déchiré par les affrontements confessionnels.
Les études récentes, la compréhension des codes du XIXe siècle lyrique, la recrudescence des enregistrements discographiques et les représentations théâtrales en augmentation ont enfin permis une meilleure approche de l'œuvre de Meyerbeer. A ces éléments s'ajoute l'apparition de chanteurs capables de défier la virtuosité et l'endurance exigées par les rôles. Ce qui est arrivé au XXe siècle pour le bel canto italien se produit aujourd’hui pour le grand opéra français.
Issu d'une tradition de précurseurs étrangers (Gluck, Spontini) qui ont préparé ce qu'il allait parfaire, Meyerbeer rayonna depuis Paris sur la scène européenne, influençant des compositeurs de toutes nations : Wagner, Verdi, Wallace, Erkel, Goldmark, Rubinstein, Tchaïkovski, sans oublier ses successeurs français, Gounod, Massenet ou Saint-Saëns. Son œuvre a transcendé toute nationalité pour aboutir à la création d'une véritable identité musicale européenne. Sa musique éclectique et ses thématiques toujours actuelles nous interpellent de plus en plus. Sa renaissance ne doit rien au hasard de la curiosité, mais à l’évidence d'un talent authentique et à une conjonction d'éléments qui réapparaissent dans toute leur fulgurance.
Bruno Peeters
DISCOGRAPHIE SUCCINCTE
Oeuvres de jeunesse
- Abimélek, ouverture, O.Rudner, Ars Produktion, ARS 38083
- Quintette avec clarinette, D.Klöcker, Orfeo C213 901A
Opéras italiens
- Meyerbeer in Italy : extraits des six opéras italiens, chanteurs divers, D.Parry, 1 CD Opera Rara ORR222
- Semiramide, Riedel, R.Bonynge, 2 CD Naxos 8.660205-06
- Margherita d'Anjou, Massis, D.Parry, Opera Rara 3 CD ORC25
- L'Esule di Granata (extr.), Claycomb, G.Carella, 1 CD Opera Rara ORR234
- Il Crociato in Egitto, Kenny, D.Parry, 4 CD Opera Rara OR 10
Grands opéras français
- Robert le Diable, Hymel, D.Oren, 3 CD Brilliant 94604
- Les Huguenots, Sutherland, R.Bonynge, 4CD Decca 430 549-2
- Le Prophète, Gedda, H.Lewis, 3 CD Opera d'oro OPD-1245
- Vasco de Gama (L'Africaine), Sorokina, F.Beermann, 4 CD CPO 777 828-2
Opéras-comiques français
- Dinorah (Le Pardon de Ploërmel), Cook, J.Judd, 3 CD Opera Rara ORC 5
- L'Etoile du Nord, Futral, W.Jurowski, 3 CD Marco Polo 8.223829-31
Divers
- Musiques de ballet d'opéras, M.Nesterowicz, 1 CD Naxos 8.573076
- Struensee, M.Jurowski, 1 CD CPO 999 336-2
- Mélodies, Rotem, Zak, 1 CD Naxos 8.572367