Du bruit et de la fureur, malaise : Les Bienveillantes d’Hèctor Parra

par

Les bienveillantes

Aux origines, un livre-brique, qui a fait l’événement, de Jonathan Littell, grand prix du roman de l’Académie Française et prix Goncourt en 2006. Händl Klaus en a tiré un livret pour un opéra composé par Hèctor Parra et mis en scène par Calixto Bieito.

C’est une plongée dans les souvenirs d’un certain Maximilian Aue, aujourd’hui directeur d’une usine textile en France. Il a été un acteur et un témoin privilégié des turpitudes du 3e Reich, son expérience personnelle la plus intime donnant accès à des épisodes les plus révélateurs de l’épouvantable aventure hitlérienne.

Le livre était une tentative significative de mieux comprendre comment des individus ont pu en arriver à accepter pareilles dérives monstrueuses et à y collaborer de leur mieux. Comment pouvait-on se réjouir d’écouter du Bach après avoir exterminé des dizaines de milliers d’« indésirables » quelque part en Ukraine ou en rentrant d’une « journée de travail » à Auschwitz ? Notre « humanité ordinaire » ne sortait pas indemne du livre de Littell.

Händl Kraus, Hector Parra et Calixto Bieito en ont fait un plus que shakespearien univers « de bruit et de fureur » lyrique suscitant, dans leur transcription en un livret, en une partition, en une mise en scène, un intense malaise.

Klaus a non seulement repris les épisodes d’extermination, de « solution finale », mais il a aussi amplifié les particularités personnelles marginalisantes du héros, son homosexualité, l’inceste vécu avec sa sœur, les violences qui en ont découlé. Un monde accaparant, étouffant, sans guère de temps de répit.

Parra les a inscrits dans une partition, elle aussi « de bruit et de fureur », cataclysme d’orchestre fortissimo, explosions, vagues déferlantes, sans guère de moments apaisés.

La mise en scène de Calixto Bieito déferle elle aussi sur les spectateurs, confrontés à l’innommable, inondés sous ses « débordements ». Un des protagonistes en effet vient déverser des litres et des litres d’« excréments » sur le plateau ; les personnages vont y patauger, s’y vautrer. Une femme nue, pendue à une corde, va être victime de tous les sévices, et cela durant de si longues minutes. Bieito privilégie l’agression visuelle, saturée, asphyxiante.

Le paradoxe est que ce chaos humain est absolument maîtrisé dans sa représentation. C’est à la limite de l’insupportable -pas mal de spectateurs ne pouvant le supporter d’ailleurs quittent la salle à l’entracte.

Peter Rundel maîtrise cette partition en écho au chaos, réussissant un superbe travail avec l’Orchestre Symphonique et les Chœurs de l’Opéra des Flandres que j’écoutais deux jours plus tôt… dans « Les Pêcheurs de Perles » de Bizet.

La fascination et la sidération qui en découlent sont telles que j’ai éprouvé de grandes difficultés à m’abstraire de ce tsunami pour porter une attention critique au travail des interprètes. Manifestement, ils ont fait leur dans le chant et dans le jeu les débordements paroxystiques de la partition et des indications de mise en scène.

Une mention spéciale doit être faite de Peter Tantsits, sur le plateau pendant toute la représentation. Il EST Maximilian Aue, empêtré dans ses réalités profondes, ses pulsions, ses lâchetés, ses retours sans complaisance sur lui-même. Il les joue, il les chante. Il nous vaut même une séquence inattendue a cappella, grotesque-burlesque, de sa réception d’une décoration par Hitler lui-même dans le bunker des dernières minutes du Reich éternel…

Cet opéra, une expérience-limite.

Stéphane Gilbart

Gand, Opéra des Flandres, le 12 mai 2019

Crédits photographiques :  Annemie Augustijns

 

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