Genève s’enthousiasme pour Guerre et Paix

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Après plusieurs mois où le streaming a remplacé les représentations en public, Aviel Cahn prend le parti d’ouvrir la saison 2020-2021 du Grand-Théâtre de Genève avec l’une des œuvres majeures du XXe siècle qui n’a jamais été représentée sur une scène suisse, Guerre et Paix de Sergey Prokofiev. 

L’on sait les vicissitudes que ce monumental ouvrage a connues depuis la composition qui s’est étagée d’avril 1941 à mars 1943, les exécutions partielles en concert, une version tronquée en huit scènes présentée au Théâtre Maly de Leningrad le 12 juin 1946 et finalement la création de la version complète en 13 tableaux donnée au Théâtre Bolchoi de Moscou le 15 décembre 1959 avec Galina Vishneskaya, Yevgeny Kibkalo, Irina Arkhipova, Alexei Maslennikov, Alexander Vedernikov et Pavel Lisitsian sous la direction d’Alexander Melik Pashayev. Depuis ce moment-là, Guerre et Paix s’est révélé au public international par la production de Graham Vick pour le Marinsky de Saint- Pétersbourg que Valery Gergiev a proposée un peu partout et celle de Francesca Zambello que l’Opéra Bastille a affichée en mars 2000.

Pour cette première suisse, la direction du Grand-Théâtre de Genève a frappé un grand coup en faisant appel à Calixto Bieito dont la réputation sulfureuse est liée à ses politiciens siégeant sur les toilettes au début d’Un Ballo in Maschera ou à son Don Giovanni, bête sexuelle hantant les bars louches. Donc avec une certaine appréhension, l’on attend le lever de rideau…et nous voilà dans un boudoir damassé rouge lambrissé or que la scénographe Rebecca Ringst a calqué sur l’appartement de Maria Alexandrovna au Palais de l’Ermitage. Sous de vastes surfaces plastifiées se profile une faune d’aristocrates dégingandés années soixante (costumés par Ingo Krügler) qui semble engluée dans un cauchemar. Selon les propos du metteur en scène, ces êtres luttent contre l’inconnu parce qu’ils ressentent en eux l’insécurité. Le monde qui les entoure n’est que négativisme et décadence. Ce parti pris fait table rase de tout ce qui pourrait édulcorer cette inexorable marche vers l’anéantissement. Ainsi Natacha Rostova perd sa candeur de provinciale pour devenir une adolescente délurée telle une Salomé de salon qui attise la convoitise des hommes. Le Prince Andrey Bolkonsky, désabusé à la suite de son veuvage, ose s’en approcher et s’en éprend. Mais la valse qui devrait les unir exprime leur névrose commune et se désarticule en soubresauts du dernier grotesque qui se répandent dans l’assemblée. Le rejet d’une union par le vieux Bolkonsky accélère la chute de la jeune fille humiliée qui finira par céder aux avances d’Anatole Kouraguine, fieffé coquin déjà marié, que chassera le compatissant Pierre Bezoukhov. Au lieu de nous transporter sur le champ de bataille de Borodino, la deuxième partie montre l’effondrement de cette société dégénérée dans le palais qui s’écroule sous les coups de canon. En un continuel va-et-vient, s’y succèdent les troupes russes ramenant le Prince Andrey qui se tresse la couronne d’épines du martyr et l’armée française commandée par un Napoléon qui perd pied devant une gigantesque maquette de la ville de Moscou et de son théâtre qu’une force supérieure détruira. Mais c’est au peuple russe que le Maréchal Koutouzov donnera la victoire.

Une telle lecture, aussi décapante que cohérente, ne prend sa dimension réelle que par la musique. A cet égard, Aviel Cahn a eu aussi la main heureuse en invitant le chef d’orchestre argentin Alejo Pérez qui, durant plus de trois heures, tient cette gigantesque partition à bout de bras en lui imprimant un rythme narratif qui ne s’essouffle jamais, nourri qu’il est par la grandeur épique des scènes d’ensemble et par la palette de coloris fascinants du tissu instrumental. Sous sa baguette, l’Orchestre de la Suisse Romande fait montre d’une précision extrême et d’une fusion des pupitres remarquable. L’on en dira autant du Chœur du Grand-Théâtre de Genève, préparé minutieusement par Alan Woodbridge, irréprochable dans chacune de ses interventions, aboutissant à un paroxysme expressif dans la grandiose péroraison. 

Sur scène, la plupart des quatorze premiers plans abordent leur rôle pour la première fois. C’est notamment le cas de la soprano arménienne Ruzan Mantashyan campant une Natacha apparemment détachée des contingences sociales avec un aigu aigre qui se libère avec la prise de conscience de sa culpabilité la rendant instantanément émouvante. Tout aussi convaincant, le baryton Björn Bürger au métal solide donne du Prince Andrey l’image de l’aristocrate broyé par le destin, poursuivant la chimère d’un amour impossible. Magnifique, la mezzo Natascha Petrinsky incarnant Maria Akhrossimova, la tante de Natacha qu’elle sermonne dans une ligne de chant de haute tenue, tandis que le ténor Daniel Johansson lutte d’abord contre un aigu rebelle avant d’atteindre cette sérénité de jugement qui fait la grandeur de Pierre Bezoukhov. La mezzo Elena Maximova ne fait pas grand-chose du personnage de son épouse, Elena Bezouhova, alors qu’Ales Briscein crève la scène par les inflexions vipérines qu’il prête au séducteur Anatole Kouraguine. Par une sonorité tout aussi rêche, le baryton Alexey Lavrov dépeint un Napoléon totalement névrosé que bat en brèche l’imposant Koutouzov de Dmitry Ulyanov à l’autorité péremptoire. Alexander Kravets émeut avec cette figure d’Innocent qu’est le marginal Platon Karataiev, tandis que demeurent en second plan la Sonia Rostova de Lena Belkina, le Comte Rostov d’Eric Halfvarson, le vieux Prince Bolkonsky d’Alexey Tikhomirov, la Princesse Maria Bolkonskaya de Liene Kinca, le Denissov d’Alexander Roslavets.

Au rideau final, l’ensemble de la production est bruyamment acclamé par un public subjugué tenu en haleine par un tel chef-d’œuvre.

Genève, Grand-Théâtre, le 15 septembre 2021

Paul-André Demierre

Crédits photographiques :  Carole Parodi/GTG

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