Dusapin à Garnier : un Dante qui déchante 

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Mercredi 26 mars. Chagall surplombe un public nombreux, les velours disparaissent sous les robes, les feuillets s’agitent une dernière fois avant l’extinction des feux. Le narrateur  (Giovanni Battista Parodi) apparaît sur scène. Smoking rutilant, voix suave. Il Viaggio, Dante, opéra en un prologue et sept tableaux inspirés de la Vita nova et de la Divine Comédie, commence. Et l’enfer avec lui. 

Le silence éternel de ces espaces infinis… 

Je ne vous rejouerai pas la querelle des Anciens et des Modernes, on sait à quoi s’en tenir avec Pascal Dusapin. Du reste, que la dissonance ne se résolve jamais ne m’importe guère. Que l’abstraction règne ici en maître, c’est après tout entendu. Que les chanteurs, enfin, psalmodient dans les graves pendant deux heures, et que les scènes s’étirent, passe, à la rigueur. 

Mais cent autres questions demeurent.

Pourquoi la scénographie accapare tout le propos, au lieu de soutenir la partition ? Pourquoi le centre de gravité est-il dans le mouvement ou l’immobilité, la plastique et l’image projetée ? On me dit « oratorio », on me parle de « tableaux ». J’entends. Mais cette soirée signée Pascal Dusapin et Claus Guth n’annonçait pas un ballet ! Alors pourquoi se complaire dans une pantomime aussi inutile que surannée ? Pourquoi le grotesque, les bruitages et les cris sont-ils aussi inégalement répartis ? 

Et pourquoi ces figuralismes d’un kitsch navrant ? N’a-t-on rien d’autre à proposer, en 2025, qu’un couloir d’asile avec des zombies en guise de Limbes ? Qu’un court-métrage introductif et des images surimposées – aussi inspirés soient-ils de feu David Lynch ! Jouer avec des draps vous couvre certes une scène et vous donne des ombres d’enfer ; mais il ne vous habille pas un opéra, pas plus que ces figurants en noir et blanc qui lancent pétales, paillettes et autres artifices. 

Non, décidément, la pantomime ne passe pas, le rôle de Sainte Lucie est affligeant (malgré le talent de Danae Kontora, et la qualité tant de la justesse de ses attaques suraiguës que celle de son vibrato). La déambulation de Virgile est au mieux stérile, et Béatrice enfermée dans une caricature agaçante. 

Oui, certaines scènes vous frapperont par leur grande finesse esthétique. Et d’autres vous sembleront éculées au possible. Et, surtout, vous vous demanderez où est passée la musique. Pas la tonalité – je ne vais même pas jusque-là. La musique, l’intention qui justifie qu’un geste en appelle un autre, qu’un nœud quelque part se noue – bref, que l’action produise le sentiment de la nécessité, l’urgence de passer à la suite. Ici, seule paraissait la contingence absolue des enchaînements, sans pour autant que le prétexte de la contemplation-introspection suffise à convaincre. Dans les graves, les silences et les longueurs de la partition, l’inaction scénique s’installe, s’étend, s’épanche, et nous ennuie profondément. 

Catabase et infrabasses 

On nous parle de « voyage ». La partition explore beaucoup, effectivement, cite hymnes religieuses, refrains médiévaux et autres fragments de chants grégoriens. Le texte transpire sans doute l’érudition, déborde d’échos et de références. Et puis, l’effet de bouclage entre le début et la fin de la pièce, du jamais vu, vraiment. On se laisse quand même un peu happer par cette litanie continue, ce murmure ténébreux. Mais les graves indiscernables sont usants, les silences et le manque de trajectoire navrants. « Chant » et instruments semblent davantage servir de fond à la pièce, au lieu d’en être l’objet principal.  

Quant au cœur du voyage, la traversée des cercles infernaux, il est privé de sa substance. Une scénographie pour le coup maigre et mollement transgressive, quand elle n’est pas paresseuse. Pensez-vous ! Des cartons numérotés brandis pour chaque cercle – audace ! –, Dante jeune et Béatrice qui chorégraphient leur union charnelle dans un rectangle de LED – brillant ! Et le narrateur qui récite son texte sans se préoccuper que le plateau n’en montre rien – classique! me direz-vous. Oui, au moins autant que les acteurs qui se déshabillent, mais je vous épargnerai mon commentaire là-dessus. Bref, les paillettes, les costumes, la pantomime outrée : du méta mâtiné de cheap, une facilité mal fardée.

Qu’apporte la pièce à l’œuvre à laquelle elle prétend rendre hommage ? Ce personnage de harpie horripilante qui fait figure de fil rouge, la « voix des damnés » (rôle assuré avec ardeur, il faut le reconnaître, par le contre-ténor Dominique Visse) ? Cette Béatrice en talons non moins écarlates, censée porter l’intrigue à coup d’allumage et d’extinction de cigarettes ?  L’innovation, est-ce ce Dante qui ne chante presque que couché ?

Certes, les chanteurs ne laissent pas planer le doute sur leur talent, et il y a du défi dans ce récitatif de deux heures, aux lignes vocales profondes, brisées par quelques coups d’éclats – à défaut d’airs, je vous citerai au moins quelques passages lumineux, comme la polyphonie de l’extrême fin du premier tableau ou le dialogue final de Béatrice et Dante.

David Leigh (Virgile) livre une performance de basse discontinue profonde et puissante. Le personnage de Dante (Bo Skovhus) ne projette pas beaucoup mais assure une belle présence de baryton sur scène, donnant  la réplique à son alter ego rajeuni, plus agité, Christel Loetzsch, mezzo-soprano qui investit les graves interminables et les aigus intermittents avec une grande expressivité et une aisance virtuose – ses parties étant sans doute les plus homogènes et authentiquement lyriques à nos yeux. Les apparitions hiératiques de la soprane Jennifer France (Béatrice) annoncent à chaque fois de redoutables dents-de-scies, et son timbre éclatant et riche ne déçoit en rien. Les chœurs ont eux aussi des interventions saisissantes, mêlées à l’orgue et l’harmonica de verre de l’Orchestre de l’Opéra national de Paris, lui aussi au rendez-vous, sous la direction d’un Kent Nagano précis et efficace. 

Je maintiens que certains choix plastiques sont admirables. Décors, ombres et lumières composent des images à couper le souffle, tant dans le bureau du poète, que face à la foule des damnés – et jusqu’au Paradis. De même, le livret de Frédéric Boyer comporte de belles pages. Mais de la pièce hallucinatoire vantée depuis sa création à Aix-en-Provence en 2022, on retiendra surtout la litanie pénible à soutenir, et un style suspendu et contemplatif à l’extrême. Surtout, un déséquilibre regrettable entre une scénographie très théâtralisée – pour le meilleur et pour le pire – et une partition qui préfère jouer des mille nuances du récitatif ou du cri plutôt que de chanter. 

Au final, si une hallucination nous a semblé crédible en cette soirée, c’est celle du claquement anticipé de plusieurs strapontins.

Paris, Opéra Garnier, 26 mars 2025

Crédits photographiques : © Monika Rittershaus

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