Elisabeth Leonskaja, la grande dame du piano

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Visiteuse régulière et toujours bienvenue à Bruxelles depuis qu’elle fut finaliste au Concours Reine Elisabeth en 1968, Elisabeth Leonskaja est une grande dame du piano et plus encore une musicienne exigeante qui met son considérable talent entièrement au service des compositeurs qu’elle sert de son mieux avec rigueur mais sans sécheresse, et sans se préoccuper le moins du monde de charmer son auditoire.

Se produisant dans une Salle Henry Le Boeuf bien garnie, elle entama son récital par une de ces sonates de jeunesse de Schubert qu’on entend rarement au concert et qu’on croirait plutôt réservée à la formation des apprentis pianistes, la Sonate n° 9 en mi bémol majeur, D. 568. Autant le dire tout de suite, le Schubert de Leonskaja n’est ni souriant ni charmeur ni particulièrement viennois, et ce même si la pianiste réside dans la capitale autrichienne depuis près de 40 ans. En revanche,il est impossible de ne pas être frappé par l’intégrité et l’approche probe et posée de l’interprète qui, faisant preuve d’une infinie patience et d’un inébranlable sens de la construction, finit par toucher l’auditeur que cette approche assez austère pourrait de prime abord dérouter.
Ainsi la calme persévérance dont Leonskaja fit preuve dans sa manière d’établir et de maintenir la tension dans l’Andante molto ne manqua pas d’impressionner, de même d’ailleurs que son très beau sens du récit dans l’Allegro moderato final, même si le côté spontané et chantant qu’on attend dans ce Schubert de 20 ans devait le céder à un esprit de sérieux qui n’avait cependant rien de desséché.
C’est à cette même approche que se tint la pianiste dans les Fantaisies op. 116 de Brahms, qu’elle aborda en faisant entendre un son charnu d’une magnifique densité tout en ne se départissant pas de son exigeante rigueur. Car ce n’est pas chez Elisabeth Leonskaja qu’il faudra chercher les demi-teintes magiques et les incomparables aperçus poétiques d’un Gieseking ou d’un Kempff, mais il y a chez la pianiste russo-autrichienne une droiture, une sincérité, un dépouillement qui forcent le respect. Et il y eut même des moments où elle céda simplement à la beauté de cette merveilleuse musique, ce qui donna quelques très beaux moments comme dans l’épisode central de l’Intermezzo op. 116 n° 2 où elle fit entendre de précieuses sonorités opalescentes, ainsi que dans le magnifique op. 116 n° 5 où elle aborda les groupes d’accords avec un toucher extraordinairement raffiné, évoquant l’idéal du « piano sans marteaux » qu’évoquait Debussy.
Avec la Deuxième sonate en sol majeur « Grande Sonate » de Tchaïkovsky, c’est une rareté que proposa Leonskaja dans la deuxième partie de son récital. Dans le Moderato e risoluto introductif, musique virtuose et un peu creuse, le son de la pianiste s’éclaircit et son jeu se para d’une liberté qu’on n’avait pas entendue plus tôt dans la soirée. Dans l’Andante qui est certainement la partie la plus réussie de l’oeuvre, on admira la belle maîtrise du chant ainsi qu’un très prenant ton de confidence avant qu’elle ne termine le mouvement dans un touchant esprit de dépouillement et de simplicité. Le Scherzo fut marqué par une belle vivacité et l’aisance que permet une technique souveraine, alors que dans le Finale, une fois passé le déluge de notes du début, la pianiste rendit justice à la richesse mélodique de nombreux passages où la veine mélodique du compositeur se montre sous son meilleur jour.
Chaleureusement applaudie, Elisabeth Leonskaja offrit au public pas moins de trois bis. Si dans les deux premiers (Sonnet n° 123 de Pétrarque de Liszt et Finale de la sonate op. 31 n° 2 « La Tempête » de Beethoven) le résultat fut par moments franchement laborieux, la pianiste se reprit ensuite magnifiquement dans une Consolation n° 3 de Liszt interprétée avec une rare et pudique poésie.
Patrice Lieberman
Bruxelles, Palais des Beaux-Arts, le 26 avril 2016

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