Ars Musica (III) : l’éclectisme et le hasard

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Ars Musica : l’éclectisme et le hasard

Le tir groupé de novembre laisse place à un étalement plus parcimonieux des rendez-vous, dont certains coïncident et obligent à choisir. Cette fois, c’est au Delta, nouveau partenaire du festival, dans ce bâtiment neuf fait de rondeurs, de boiseries et de larges vitres ouvertes sur la confluence des fleuve et rivière de Namur, que je me rends deux soirs de suite, l’occasion de flairer l’odeur de barbe à papa du marché de Noël (j’abhorre autant les effluves de vin chaud que le Grand Jacques a « horreur de tous les flonflons de la valse musette et de l'accordéon »), de flâner dans le bruissement fiévreux des préparatifs de fin d’année et même de retrouver un vieil ami au contact suspendu pendant une décennie.

Andrew Poppy / Lola Malique & Marie Hallynck – Le Delta (Namur), vendredi 10 décembre 2021

Si la Tournaisienne Marie Hallynck, malade (Covid, peut-être ; hors d’état de chanter, certainement) déclare forfait, Lola Malique offre au public de la salle Tambour sa conception bien particulière de la musique, qu’elle assemble entre chanson, poésie et musique contemporaine : pour deux de ses propres compositions, elle convoque les mots (et la voix, enregistrée) du poète marocain Abdellatif Laâbi alors que, avec Sept Papillons de Kaija Saariaho, elle parcourt, dans chacune des sept miniatures, ce drôle de mouvement sans début ni fin, fragile et éphémère -que la compositrice finlandaise truffe de techniques instrumentales étendues. L’interprétation, légère et personnelle, de la chanson d’Allain Leprest (Les tilleuls) procure une respiration avant deux pièces plus ardues : dans A Weightlessness Process (… or how to become ethereal), Michèle Abondano (Colombie) explore les possibilités de timbre de l’instrument : comment une unique source sonore se multiplie, fluctue, s’interrompt et explose, en fonction de la préparation technique du violoncelle (un long ruban -une bande magnétique ?- déployé entre et frotté sur ses cordes) ; l’exercice titille mieux mon attention que l’utilisation percussive et l’étouffement systématique des sons prescrits par la Brésilienne Michelle Agnes Magalhaes dans Migrations (elle aime titiller les limites entre geste et écriture).

Même si l’on exclut sa longue chevelure blanche, dont son image se joue, en photo ou en vidéo et aussi dans la réalité de l’instant où, de dos au piano, c’est elle qu’on voit vivre plus encore que les doigts sur les touches ou la voix qui articule devant le micro, Andrew Poppy prend place, sans mot dire, comme un personnage excentrique, hors du cercle ou des us ou des coutumes. Sa musique suit, ou plutôt précède, cette sensation de démultiplication où l’artiste, au regard interrogatif avant d’installer sa solitude face au clavier face à l’écran, se retrouve projeté, en une alternance de figures et d’abstractions, pour une suite de chansons aux points communs fragiles : minimalisme à l’anglaise (l’école de Michael Nyman scotché aux images de Peter Greenaway, plus que celle de Gavin Bryars -pour le parfum baroque), électro-pop boursouflée aux sons synthétiques (déroutante, pompeuse au premier abord puis souvent séduisante après habituation- et là, il est loin d’être seul) et, c’est un fil rouge (de ceux qui rendent un artiste touchant), constant flirt avec le précipice, celui où un pas de plus vous engloutit dans le ridicule ou le précieux, celui qui sans cesse se dérobe et se retend un peu plus loin -ce fil d’inspiration complexé, rougissant mais volontaire que suit Freddie Mercury en 1975 quand Queen publie A Night At The Opera, celui que déroule Klaus Nomi quelques années plus tard en versant Henri Purcell dans le domaine vorace de la pop- Poppy écoute John Cage, Christian Wolff, Philip Glass ou Steve Reich et arrange Erasure ou Coil : ceci incite cela.

Europera 5 – John Cage – Le Delta (Namur), samedi 11 décembre 2021

« Depuis 200 ans, les Européens nous envoient leurs opéras. Maintenant je les leur rends tous. », voilà comment John Cage explique le titre de sa série (et c’est vrai, des nôtres, il nourrit littéralement les siens), dont Europera 5 est la dernière (elle date de 1991, soit un an avant sa mort), qualifiée de « portable » par son auteur au regard d’un dispositif scénique, nettement plus léger que celui des ambitieux Europera 1 & 2, mais original et perturbant, à l’image du personnage, fervent défenseur du hasard comme ingrédient d’écriture.

Pour cette première belge, on retrouve sur scène (son plancher est découpé en un damier numéroté destiné à calibrer les mouvements des chanteuses) : un piano, un poste de télévision (l’ancêtre à tube cathodique assure le décorum pendant qu’un écran plat fait le travail), un phonographe Victoria à large pavillon, un ordinateur (il remplace la bande magnétique pré-enregistrée voulue par Cage), un fauteuil pour chacune des deux chanteuses (la mezzo-soprano hongroise Katalin Károlyi, habituée de Ligeti et Berio, et la soprano franco-allemande Morgane Heyse, férue des formes ouvertes de Pousseur), un tabouret pour le pianiste (le belge et infatigable défricheur Stéphane Ginsburgh), une table basse pour l’opérateur (Szabolcs Kerestes) et un écran qui décompte (un autre à l’opposé de la salle) les 3600 secondes de cet étrange collage -sans compter les lumières, qui n’épargnent pas la salle, dans un va-et-vient répété.

Un collage, librement contraint, de cinq arias extraites d’opéras au choix des chanteuses, de six transcriptions d’opéras au choix de l’instrumentiste (airs de La Bohème de Puccini, de Tristan et Isolde de Wagner, des Contes d’Hoffmann d’Offenbach et, joués de façon fantôme, de La Flûte enchantée de Mozart et de Nabucco de Verdi), de six enregistrements historiques d’opéras (les disques 78 tours), d’une radio locale en direct (Musiq 3, pour éviter les pubs intempestives) et d’images animées, en noir et blanc et muettes.

Les chanteuses chantent, s’assoient, revêtent un masque d’animal, sont immobiles, intrigantes ; quand il joue de façon muette, le pianiste livre une étrange pantomime où les doigts parcourent le clavier et ne produisent que rarement un son, alors étouffé ; les matériaux sonores sont multipliés, leurs sources spatiales éclatées, ils se recouvrent ou se juxtaposent. Les chanteuses chantent, seules, sans accompagnement d’orchestre, en concurrence l’une avec l’autre ou avec le piano (quand le hasard la fait trop forte, Cage envoie l’une des deux dans les coulisses ou retient les mains de l’instrumentiste au jeu alors fantôme), en rivalité avec le Victoria, avec l’enregistrement, avec la radio -et leurs gestes, réduits, ne répondent pas aux airs.

Quel étrange opéra a là imaginé John Cage : musique, livret, mise en scène, lumière, interaction, tout est exercice de style -l’histoire de l’art lyrique n’y verra pas un monument, mais peut-être un sommet du pied de nez (sans compter l’excitation transgressive offerte aux interprètes).

Bernard Vincken

Crédits photographiques : Andrew Poppy © Antoine Porcher & Stephane Ginsburgh & Katalin Károlyi © Antoine Porcher

 

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