Emouvant hommage à Aleksandr Khramouchin
Robert Schumann (1810-1856) : Fantasiestücke, Op. 73 ; Eugène Ysaye (1858-1931) : Sonate Op. 27 N° 3 ; Sergei Rachmaninov (1873-1943) : Vocalise, Op. 3 N° 14 ; Serge Prokofiev (1891-1953) : Sonate, Op. 119 ; Michel Lysight (1958) : Trois Croquis ; Gabriel Fauré (1845-1924) : Après un rêve ; Claude Debussy (1862-1918) : Sonate pour violoncelle et piano ; Jean-Sébastien Bach (1685-1750) : Troisième Suite BWV 1009 : Sarabande ; Camille Saint-Saëns (1835-1921) : Le Cygne. Aleksandr Khramouchin, violoncelle ; Eliane Reyes, piano. 2023. Livret en anglais et français. 81’15”. Et’cetera KTC 1802
Voici une parution qu’il est difficile, voire impossible de jauger à l’aune de la critique musicale habituelle puisqu’elle constitue un émouvant hommage à la mémoire et, plus encore, au talent d’Aleksandr Khramouchin, ce violoncelliste natif de Minsk, venu enfant en Belgique de sa Biélorussie natale alors qu’il n’avait pas encore 10 ans et qui poursuivit ses études musicales au Conservatoire d’Anvers. Talent incontestable, collègue apprécié, longtemps enseignant recherché, il obtint à 19 ans à peine le poste de premier violoncelle solo de l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg, position qu’il gardera jusqu’en 2019.
Il se produisit sur scène pour la dernière fois le 6 mai 2023 en tant que violoncelle solo du Brussels Philharmonic sous la direction de Kazushi Ono, dépannant au pied levé un collègue souffrant dans l’exigeante partie pour violoncelle solo de la Turangalîla-Symphonie de Messiaen qu’il avait apprise en un jour à peine. Le 13 mai 2023, un choc septique foudroyant allait l’emporter alors qu’il n’avait pas encore 44 ans.
Le document qui nous est offert ici a été composé avec autant de soin que d’amour par son épouse la pianiste Eliane Reyes, qui -comme le veut la formule consacrée- était sa partenaire à la ville comme à la scène, formant avec le violoncelliste un duo de grande qualité.
Ce qui nous est donné à entendre dans ce cd au minutage généreux est un précieux témoignage de l’art d’Aleksandr Khramouchin dans des enregistrements d’une belle qualité sonore réalisés en concert principalement à Bruxelles, à Luxembourg également, mais aussi lors de sa dernière apparition en tant que soliste et chambriste le 29 avril 2023 dans le petit village d’Ervy-le-Châtel (Aube) où il se produisait avec son épouse après plus d’un an d’absence des scènes pour cause de Covid, reports et annulations diverses.
Dans tout ce qu’il aborde, de Bach au compositeur contemporain belge Michel Lysight, Aleksandr Khramouchin fait invariablement entendre de belles qualités d’intériorité, de chaleur, de liberté et de poésie, comme dans les Fantasiestücke, Op. 73 de Schumann ou la Vocalise de Rachmaninov interprétée « à la russe », coeur sur la main et vibrato généreux. Mais il est tout autant capable de pudeur et de délicatesse dans Après un rêve de Fauré ou dans Le Cygne de Saint-Saëns qui clôturait le récital d’Ervy dans une interprétation alliant élégance et noblesse (et abstenons-nous ici de toute allusion facile à un chant du cygne que nul n’aurait pu prévoir).
Dans ce même concert d’Ervy-le-Châtel, Aleksandr Khramouchin avait également donné à entendre la Sarabande de la Troisième Suite pour violoncelle de Bach où il fait entendre une belle hauteur de vues, mais aussi un sens de la (re)découverte, de l’improvisation presque, dans une vision où, clairement, rien n’est acquis d’avance.
Dans la transcription par l’interprète de la Troisième Sonate pour violon seul d’Ysaÿe, le mélange de fougue et de maîtrise technique impressionne. Khramouchin n’est pas un tiède et il se jette corps et âme dans la musique dans une interprétation où le caractère l’emporte plus d’une fois sur la pure beauté sonore.
C’est une approche nettement plus détendue qu’il nous offre dans les Trois Croquis de Michel Lysight. Écrites à l’origine pour violon et piano, ces pièces brèves, écrites dans un langage fermement tonal sans complexes et sans simplismes, font preuve d’une veine de lyrisme franc et aisé et s’écoutent avec beaucoup de plaisir et devraient certainement faire le bonheur des violoncellistes cherchant à diversifier leur répertoire.
Le disque comprend également deux œuvres essentielles du 20e siècle pour violoncelle et piano, les Sonates de Prokofiev et Debussy. En symbiose totale avec une Eliane Reyes parfaite au piano, Aleksandr Khramouchin peut se montrer mordant (ces pizzicati dans le troisième mouvement de Prokofiev comme dans le deuxième de Debussy résonnent comme autant de coups de marteau) ou pince-sans-rire, mais sait aussi séduire par son archet généreux dans la cantilène du deuxième mouvement de cette oeuvre relativement négligée de l’auteur russe. Dans l’insaisissable Sonate de Debussy, Khramouchin se montre intense et sincère dans le Prologue, plein d’imagination et de fantaisie dans la Sérénade et extrêmement sensible au côté fantasque et imprévisible du Finale.
Indépendamment de l’émotion qui se dégage de cet hommage justement rendu par son épouse et partenaire à un compagnon parti bien trop tôt, nous tenons ici un beau témoignage de l’art d’un véritable artiste.
Son : 9 Notice : 9 Répertoire : 10 Interprétation : 9