Troisième volume des Symphonies de Widor par Olivier Vernet : magie et grand style

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Charles-Marie Widor (1844-1937) : Première Symphonie, en ut mineur, Op. 13 no 1. Cinquième Symphonie, en fa mineur, Op. 42 no 1. Olivier Vernet, orgue de l’église Saint-Étienne de Caen. Novembre 2020. Livret en français et anglais. TT 74’45. Ligia, Socadisc SC871

Alors que les référentielles intégrales Buxtehude, Bach et Liszt d’Olivier Vernet chez Ligia furent chacune menées dans la continuité, plus de dix ans séparent ce troisième volume widorien de son prédécesseur. Après les symphonies 4 & 6 à Sainte-Croix d’Orléans puis les 2 & 3 à l’église parisienne St-Antoine-des-Quinze-Vingts, voici un nouvel album tout aussi remarquable (l’opus 42 no 2 était particulièrement époustouflant !), qui boucle les six premières. Sur un autre Cavaillé-Coll, celui de l’église Saint-Étienne de Caen, un des joyaux de ce facteur, restauré en 1998-1999. Capté avec chaleur, présence et cohérence des plans, bien étagés. L’entreprise continue de s’appuyer sur l’expertise de John Richard Near et s’ambitionne comme « la première à incorporer les nombreuses et ultimes variantes apportées par le compositeur à ses exemplaires personnels » afin de « proposer la version finale de chaque symphonie telle que Widor entendait la léguer à la postérité ».

Les sept parties de la première symphonie s’apparentent à une suite de tableaux. Dans les quatre premiers, l’interprétation évite toute dilution par des tempos vifs, et accuse les caractères comme peu d’autres. De nettes esquisses, précisément crayonnées, colorées de juste, et non de fades pastels comme on le déplore hélas souvent. Ainsi scruté et galbé, le Prélude en vient à questionner les éclairages de l’architecture, modulant le relief par la texture, tout comme Claude Monet revisitant le portail de la Cathédrale de Rouen. L’Allegretto, on s’y évade comme dans un rêve parfait. On goûtera particulièrement l’Intermezzo plus schumannien que nature, où le toucher véloce et frondeur, le crépitement des anches, semblent importés de l’univers fantasque des Kreisleriana. Similairement, Olivier Vernet recadre, démasque la pompeuse Marche pontificale et s’y attache aux sombres arrière-plans derrière le vernis sulpicien, traque une improbable profondeur, en creusant le sens : induisant une sorte de malaise en abyme, comme un noble esprit égaré dans une amère contingence, indisposé par la factice mondanité de ce cortège. Un autre concentré nous attend dans la Méditation, exfiltrée par semblable palette de maître, et précède une fugue finale d’une austère gravité, de flamme et de cendre. On ne se souvient guère de lecture plus fouillée, sagace et inventive de cet opus : sur un ton narratif, concis, tantôt idéaliste tantôt désabusé, elle nous évoque dans un contexte littéraire ce que le jeune Maupassant confiera bientôt à la plume, et semble se structurer par bovarysme autour de la Marche pontificale.

De multiples exemples viennent à l’oreille dans la cinquième symphonie, abondamment discographiée, souvent enregistrée à part du corpus. Parmi les nombreuses références, la présente version impose sa marque sans ostentation. Sachons écouter. L’Allegro vivace fournit l’occasion de se délecter des registrations du lieu, ses flûtes crémeuses, ses anches bien timbrées. On n’en sera pas moins attentif à la métamorphose des phrasés en chaque section, qui évitent le schématisme, notamment dans la troisième variation (3’53) dont les tourbillons se contrecarrent, centrifuges, comme un insecte virevolte en quête de sa trajectoire. Cette galerie débouche sur une reprise (6’52) tout en effervescence puis un épilogue densément investi par l’interprète, au gré d’une construction crescendo magistralement gérée. La distinction des teintes à cette console nous épargne un Allegro cantabile qui verserait dans la chromolithographie de pacotille -et quelle souplesse dans la section centrale en ré bémol majeur : un vague à l’âme précieusement distillé par l’organiste. La tension des fonds caennais resserre un Andantino quasi allegretto incessamment palpitant, au pouls inquiet, saturé d’alarmes secrètes. Les intimes murmures de la mécanique soupirent à l’unisson d’un Adagio aussi tendrement exhalé qu’intense, comme de pâles souvenirs progressivement amalgamés qu’Olivier Vernet coagule avec un soin extrême de la gradation dynamique et du tactus.

Les amateurs de courses effrénées et de pédalier ronflant seront-ils déçus par cette façon retenue d’aborder la célèbre Toccata ? continente, sans soubresaut, sans parade d’orgueil, ni destrier ni palefroi. Inhibée ? À l’amble ! En veillant à la clarté et aux accents que Widor inculqua dans sa conception tardive : il s’en dégage un charme bien plus touchant que les cavalcades éperdues et tonitruantes qui ont forgé la gloire de cette monture. Ce fiacre d’élégance est à l’image de ce CD qui préfère le conçu à la superficialité : l’imagination et la virtuosité tant admirées d’Olivier Vernet y sont disciplinées par une philologie dont la poésie affleure souvent et l’intelligence partout. Un disque prodigieusement mûr et révélateur. Ce Widor non d’artificier mais de Belles-Lettres est de ceux qui n’épatent pas mais durent et surnagent des fracas éphémères : il nous rappelle ce que Chateaubriand écrivait d’une certaine face du génie, « obscurcie par la poussière qu'un siècle fait en s'écroulant ; mais aussitôt que le nuage s'est dissipé, on voit reparaître la majestueuse figure, qui s'est encore agrandie pour dominer les ruines nouvelles ». Et puisque les philtres ambigus de la première symphonie ont enfin trouvé leur mage, nous n’hésiterons ni à la récompense ni à la gratitude.

Son : 8,5 – Livret : 9,5 – Répertoire : 8-10 – Interprétation : 10

Christophe Steyne

 

 

 

 

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