Ernö Dohnanyi, le dernier des romantiques ?

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Ernö DOHNANYI (1877-1960) : Quintettes avec piano n° 1 op. 1 et n° 2 op. 26 ; Quatuor à cordes n° 2 op. 15. Marc-André Hamelin, piano ; Quatuor Takacs. 2019. Livret en anglais, français et allemand. 81.00. Hyperion CDA68238.

Né à Presbourg, actuelle Bratislava, en 1877, Ernö Dohnanyi, pianiste, compositeur et pédagogue apprécié (Georg Solti et Geza Anda ont compté parmi ses élèves) bénéficie depuis une bonne vingtaine d’années d’enregistrements qui ont fait connaître et apprécier sa production. C’est surtout les partitions pour orchestre et de musique de chambre qui ont été ainsi mises en lumière, à juste titre. Après avoir étudié à Budapest, Dohnanyi va suivre en Allemagne l’enseignement d’Eugen D’Albert et donne son premier récital à Berlin en 1897. Il se produit à Londres, puis aux Etats-Unis, devient professeur à Berlin pendant sept ans, avant d’occuper de mêmes fonctions à Budapest. Il dirige des orchestres, notamment celui de la Radio hongroise. La seconde guerre mondiale est une terrible épreuve pour lui : il démissionne, ses deux fils sont tués. Il s’installe en Autriche à la fin de 1944, où il est soupçonné de collaboration, accusations injustifiées dont il sort blanchi, mais ébranlé. Il décide alors de quitter l’Europe pour les Etats-Unis, où il s’installe. Il décède à New-York en 1960. Ernö Dohnanyi, grand-père du chef d’orchestre Christoph von Dohnanyi, laisse une œuvre abondante qui comporte de la musique de scène, pour orchestre, de chambre, pour piano et de la musique vocale. Il apparaît comme faisant partie du romantisme finissant, nourri au classicisme, chargé d’une profonde expressivité, dont ses deux symphonies ou les Variations sur une chanson enfantine pour piano et orchestre de 1913 sont un bel exemple. Mais sa musique de chambre contient elle aussi des partitions passionnantes, que le présent CD Hypérion illustre à merveille.

Dohnanyi compose son Quintette avec piano n° 1 à l’âge de 18 ans ; Brahms est ébloui par l’élan romantique et la fougue juvénile qu’il y découvre. On pourrait y ajouter la maturité précoce que cette partition en quatre mouvements dévoile. On admire la maîtrise du contrepoint, la richesse mélodique et les développements, souvent virtuoses et rythmiques, que Dohnanyi injecte dans ces pages où l’on trouve maints traits joyeux dans un échange instrumental équilibré. La critique du temps lui reprochera d’être une sorte d’épigone de Brahms, accusation injustifiée car l’inventivité est manifeste et lorsqu’on pense que le compositeur est encore étudiant, on peut imaginer le potentiel qui l’anime avant même ses vingt ans. Le Quatuor Takacs, si connu qu’on ne le présente plus, a déjà gravé cette belle partition il y a une trentaine d’années, pour Decca, avec Andras Schiff au piano. L’équipe n’est plus la même, elle s’est renouvelée, après quelques remaniements, pour le passage de Decca à Hypérion en 2006. Le violoncelliste, Andras Fejér, en est le seul rescapé. Edward Dusinberre et Harumi Rhodes, au violon et l’altiste Geraldine Walther en sont les autres membres. Avec Marc-André Hamelin, le Quatuor Takacs a déjà enregistré Franck, Chostakovitch ou Schumann. Ce pianiste canadien, qui laisse des disques en soliste remarqués, consacrés à des terres moins fréquentées (Alkan, Ives, Medtner, Godowski) mais aussi aux grands classiques (Brahms, Chopin, Debussy…) est un partenaire idéal. Avec les Takacs, il prend à bras-le-corps cette demi-heure vivifiante à laquelle il insuffle un dynamisme éloquent et énergique qui emporte l’adhésion. 

Cette réussite se prolonge dans le Quintette n° 2 de 1914 ; Dohnanyi est au sommet de sa capacité créatrice, c’est l’époque des fameuses Variations enfantines pour piano et orchestre. Les réminiscences brahmsiennes sont encore décelables, mais le flux mélodique est chaleureux, engagé, variant les moments contemplatifs et les rythmes entraînants, qui deviennent endiablés dans le Finale. Hamelin et les Takacs sont encore plus convaincants, s’il est possible : ils abordent la partition avec une expressivité et des couleurs qui mettent en évidence un discours structuré dans la forme sonate et lui confèrent toute son unité organique. Du superbe travail de collaboration efficace et complice.

Le CD contient encore le Quatuor à cordes n° 2 de 1906. Ecrit lui aussi dans la forme sonate, il donne aux archets la possibilité de faire la démonstration de leurs qualités intrinsèques : perfection des lignes, profondeur marquée des couleurs, intense engagement mélodique au cours d’une œuvre qui trouve son apothéose dans un Animato final bouillonnant. La qualité de la prise de son, effectuée du 12 au 15 août 2018, n’est pas pour rien dans les beautés sonores que l’on savoure : elle restitue pleinement l’engagement des protagonistes.

Son : 9.  Livret : 9.  Répertoire : 9.  Interprétation : 9

Jean Lacroix     

 

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