Eugène Samuel-Holeman, Joseph Jongen, César Franck :  les dernières révélations de Musique en Wallonie

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Le label Musique en Wallonie vient de publier coup sur coup trois remarquables disques qui reflètent particulièrement bien son engagement envers le patrimoine musical de la communauté francophone de Belgique. Autant de pierres à l’édifice que représente le monde discographique à l’heure actuelle : utile et agréable, donc nécessaire. Trois inédits, tant dans le choix des répertoires que dans la conception de l’objet. Trois projets d’envergure qui ont en commun l’expression vocale, accompagnée d’un piano, d’un ensemble instrumental ou d’un orchestre, et qui sont sous-tendus par une vision de la musique de chambre et de la musique symphonique fortement ancrée dans notre temps. C’est ce qui convainc d’emblée dans ce pari mené avec ferme conviction par les acteurs de ces brillantes productions à transmettre aujourd’hui encore la musique classique, qui plus est sous le prisme de raretés.

« La Jeune fille à la fenêtre », prose lyrique pour mezzo, harpe, cor, hautbois et cordes, de Camille Lemonnier, donne son titre à l’album consacré à Eugène Samuel-Holeman. L’on y découvre également l’ « Album de croquis » pour piano et des « Mélodies » pour voix et piano, sur des poèmes de Maeterlinck et Hennebicq. Si l’on connaît l’œuvre littéraire de Camille Lemonnier, celle du compositeur belge Eugène Samuel-Holeman (1863-1942) a jusqu’à ce jour été passée sous silence. Né à Ixelles, fils d’Adolphe Samuel (directeur du Conservatoire de Gand), il a côtoyé les milieux littéraires et artistiques de l’époque et fréquenté des auteurs tels que Maurice Maeterlinck ou encore Emile Verhaeren. Samuel-Holeman avait le projet de travailler la voix vers la « matérialité de l’émotion ». Celle de la mezzo-soprano Pauline Claes le lui rend particulièrement bien, déployant un éventail de ces émotions allant de l’intime au drame avec une touchante authenticité. La musique s’apparente ici au genre de l’opéra, en ce sens qu’elle incarne dramatiquement la voix du texte. Le piano de Mathias Lecomte se fait littéralement poème : l’inouï nous parvient avec grâce sans que nous puissions en connaître véritablement ni la provenance ni la destination. Cette transcendance repose sur un travail d’orfèvre dirigé de mains de maître par Thomas Van Haeperen. Sous sa baguette, l’ensemble Sturm und Klang dévoile délicatement l’esthétique du compositeur. Celle-ci s’inscrit dans la veine symboliste où la musique se fait l’écho des rythmes, des couleurs et des mélodies intrinsèques aux mots. Chaque son, chaque inflexion musicale, chaque nuance sont traités avec l’élégance et l’extrême minutie caractéristiques des œuvres de dentelles. Derrière elles, se lit la patience, vertu des belles âmes faites musique.

« Entrevisions », est un disque qui crée l’événement. Premier volet d’une intégrale consacrée aux mélodies de Joseph Jongen, ce projet anthologique est mené par la jeune soprano belge, Sarah Defrise, accompagnée par Craigh White au piano. Une vingtaine de ces pièces ont fait l’objet d’une découverte dans les archives de la Bibliothèque du Conservatoire royal de Bruxelles, que Jongen dirigea de 1925 à 1939. Mis à part sa « Symphonie concertante » célèbre dans le monde des organistes (l’une des pièces pour orgue et orchestre les plus jouées aux États-Unis), quelques pièces de musique de chambre (en duo et en trio, enregistrés par l’Ensemble Arpae chez Cyprès), ou encore un concerto pour violoncelle (enregistré par Marie Hallynck chez Cyprès), Joseph Jongen est bien trop méconnu du public belge. Sa musique vocale, aux influences ravelienne et debussyste, était jusqu’ici quasiment absente, à quelques exceptions près. Que ces partitions inédites - ni éditées ni enregistrées auparavant - soient à présent révélées au grand jour est une véritable aubaine pour notre patrimoine. Le duo en parfaite osmose que forme Sarah Defrise et Craig White les inscrit désormais dans le répertoire avec précision, finesse et clairvoyance. La recherche tant vocale que musicologique de Sarah Defrise est baignée de lumière, et cette lumière convient particulièrement bien à la fonction que la culture entend occuper dans nos sociétés, celle de cheminer en éclaireuse au-devant des entreprises humaines. Qu’un compositeur tel que Joseph Jongen soit toujours au coeur de cette démarche essentielle prouve que la musique classique est bien loin d’être classée au rang des langues mortes, et qu’elle reste un formidable creuset pour susciter l’intérêt avec autant d’esprit que de passion.

Dernière parution en date, le disque « Rédemption » dresse le portrait d’un César Franck au faîte de son art. Ce Poème-Symphonie, « œuvre-pivot qui fait la jonction entre le dernier romantisme et le symbolisme », est à la croisée de l’oratorio et de l’opéra. La ferveur autant spirituelle qu’expressive traduit la foi profonde qui anime César Franck. Elle traverse le fond et la forme de l’œuvre, offrant à l’auditeur un moment imparable de grandeur. L’on évoquera la simplicité du livret d’Édouard Blau, dont le texte fut longtemps décrié. Franck s’en empare avec conviction et efficacité pour répondre musicalement, mû par une sorte d’appel ineffable, aux affres de la guerre de 1870, interrompant dès lors la composition des « Béatitudes » (un oratorio qu’il considérait comme une œuvre majeure de sa vie). L’Orchestre Philharmonique Royal de Liège et le Vlaams Radio Koor, dirigés par Hervé Niquet, s’illustrent tantôt avec bravoure tantôt avec sensibilité au fil d’un éternel combat entre les ténèbres (le chœur des hommes) et la lumière (le chœur des anges). L’ensemble s’immisce avec une grande cohérence dans la forme cyclique propre au travail d’écriture de César Franck, et participe de ce fait à l’action : la métamorphose des êtres humains animés par un désir d’élévation. La mezzo-soprano Ève-Maud Hubeaux incarne l’Archange d’une voix chaude et pleine, portée par un souffle et une puissance qui annoncent d’emblée l’issue rédemptrice de la destinée terrestre. Le Mal se voit donc vaincu par le Bien. Mais ce qui émerge ici de cette binarité originelle propre au romantisme, c’est l’évidence implacable de la musique qui séduit par sa beauté majestueuse. 

Eugène Samuel-Holeman : La jeune fille à la fenêtre, Pauline Claes, Mathias Lecomte, Strum und Klang, Thomas van Haeperen. MEW 1892

Joseph Jongen : Entrevisions. Intégrales des mélodies vol.1, Sarah Defrise, Craig White. MEW 1993

César Franck : Rédemption. Ève-Maud Hubeaux, Vlaams Radio Koor, Orchestre philharmonique royal de Liège, Hervé Niquet. MEW1994

Clara Inglese

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