Fazil Say, l’insoumis bien tempéré ?
Il est difficile, voire impossible, d’assister à un récital de ce grand artiste turc (qui atteignait précisément hier sa cinquante-cinquième année) et de rester impassible face au flot d’émotions et de visions incantatoires qu’il nous procure avec une véhémence et exaltation majeures. Le public bariolé, et bien plus jeune que d’habitude, rassure quant à la pérennité d’une audience s’intéressant à un type d'événement qu’on considère trop légèrement comme une relique du passé. Et l’interprète de génie abordant un colosse de l’histoire de la musique tel que les Variations Goldberg, transcende toute considération de « style », d’« académisme » ou de « rigueur » pour nous plonger dans un monde absolument personnel, subjectif, fait de trouvailles sonores, de richesse et engagement rythmique ou de recherches sur l’architecture harmonique de l’œuvre, à tel point qu’il nous a semblé presque écouter une pièce jamais entendue auparavant.
Si l’on se cantonne aux critères dits « historiques », aux habitudes d’interprètes certainement prestigieux et confirmés, on pourrait sûrement dire que Fazil Say est un iconoclaste cherchant l’originalité à tout prix. Rien à voir avec la mesure, la distinction ou l’ascèse qu’une Rosalyn Tureck, au piano, ou un Gustav Leonhardt, au clavecin, ont érigé en critère fondateur de l’interprétation moderne du grand Johann Sebastian. Si l’on se réfère, cependant, à un Sviatoslav Richter ou au jeune Jean Rondeau dans leurs respectifs instruments, on va se retrouver déjà sur des chemins détournés, sur des recherches novatrices et surtout foncièrement personnelles menant la sensibilité de l’auditeur vers des terres inconnues. Say surprend encore davantage, et provoque peut-être certains auditeurs. Mais si l’on analyse sa lecture extrêmement rigoureuse de la partition, on ne pourra jamais affirmer que, en soulignant obsessivement des éléments rythmiques, en affirmant l’évidente tension des certaines marches harmoniques ou les dissonances hardies du contrepoint, il ne fasse preuve de la moindre velléité d’arbitraire ou de recherche de l’originalité à tout prix. Il se distingue, sans nul doute, de tous les autres exécutants, mais je reste convaincu que sa vision répond à une sincérité de propos et à une vérité personnelle absolument irréfutables. Et que les critères de « objectivité » qu’un Maurizio Pollini prétendait défendre jadis, cherchant à se prémunir de la subjectivité du pianiste, resteraient pâles devant ce déferlement d'individualité, de tempérament certes, mais fondamentalement éloigné de la moindre afféterie, superficialité ou caprice.
Il est aussi curieux d’observer son approche purement tactile du clavier : si sa formation de base reste éminemment académique, chez un ancien élève turc d’Alfred Cortot du nom de Mithat Fenmen, ou avec David Levine et Menahem Pressler plus tard, la symbiose main/clavier qu’il montre fait bien plus penser à ces grands maîtres de l’improvisation jazz que furent Art Tatum ou Michel Petrucciani. Tout souvenir de Czerny ou de Clementi avec leur articulation scholastique semblerait à jamais perdu, tellement le clavier nous évoque un prolongement naturel de sa main. Il est vrai que, lorsqu’il étudiait avec lui à Ankara, Fenmen l’encourageait déjà à improviser sur tout ce qu’il apprenait. Avec le prodigieux résultat que nous pouvons écouter aujourd’hui…
Le compositeur Say peut aussi se permettre d’exister avec brio après un monument de calibre des Goldberg et son exaltation du contrepoint : rien à voir, bien sûr avec tout cela, mais c’est bien l’œuvre d’un auteur qui sait très bien ce qu’architecture musicale veut dire et dont l’imagination créative est du même gabarit que celle du pianiste. Sa Sonate « Yeni Hayat » (Vie nouvelle) intègre des rappels thématiques des instruments traditionnels turcs, le « saz » ou le « baglama », combinés avec des rappels des éléments de « jazz » aux rythmes endiablés et des recherches sur les possibilités de résonance d’un grand piano de concert moderne. C’est impressionnant par la virtuosité exigée, mais plus encore par l’impact affectif que le pianiste impose à l’auditeur. Pour répondre à l’enthousiasme de l’assemblée, il nous a offert sa géniale Summertime, une fantaisie jazz sur des thèmes de Gershwin suivie d’une autre de ses œuvres pianistiques brèves.
Fazil Say a rencontré ces derniers temps divers problèmes liés à la liberté d’expression, tant avec les autorités islamistes turques car plusieurs de ses œuvres auraient été considérées comme « offensant l’Islam », qu’avec un organisateur de concerts suisse qui l’a ostracisé car il considérait injurieux ses propos pacifistes sur la guerre israélo-palestinienne. Des propos finalement très proches de ceux que le grand musicien juif Daniel Baremboim souscrivait, il n’y a pas si longtemps, avec la même véhémence. En 1936, au début de la guerre civile espagnole, plusieurs gouvernants européens ont affiché leur « neutralité ». Avec les funestes conséquences qu’on a connu après...
Xavier Rivera
Crédits photographiques : Fethi Karaduman