Fidelio et Jérôme Bosch ?
L’unique opéra de Ludwig van Beethoven – qu’il a d’ailleurs difficilement mis au point entre 1805 et 1814 - ne compte pas parmi les opéras les plus représentés. On connaît néanmoins ses idéaux généreux de dénonciation des pouvoirs abusifs, de lutte pour la liberté, de gouvernement éclairé, d’exaltation de la promesse faite, du sens du sacrifice, de glorification de la liberté. C’est une œuvre engagée, conclue par un happy end bienvenu : Leonore, déguisée en Fidelio, est parvenue à sauver Florestan des griffes du sanguinaire Pizzaro.
Ajoutons-y un aspect plus léger : la pauvre petite Marzelline, fille du geôlier Rocco, éprise de… Fidelio, au déguisement très réussi donc.
« Fidelio » compte de belles pages lyriques et même, pourrait-on dire, symphoniques. Chacun des protagonistes a l’espace qui convient pour dévoiler ses opinions et son caractère.
Le metteur en scène octogénaire allemand, Achim Freyer, s’en est emparé à la façon d’un « affreux jojo ». Sur le plateau, tout n’est que graffitis, couleurs violentes, costumes grotesques, masques, coulées sanguinolentes, apparitions récurrentes de sbires très BD futuristes, néons, projections de têtes de morts, et même passages d’avions… Les personnages-marionnettes sont toujours face au public, sans aucun contact les uns avec les autres, même quand le livret leur prévoit une étreinte. Leonore chante toute sa joie finale dans l’obscurité. Ajoutons que les personnages restent toujours derrière une immense toile, disposés en hauteur à des niveaux différents.
Le mode de représentation n’est donc pas en lien direct – euphémisme – avec le propos de l’œuvre !
Pourquoi ce carnaval ? Soudain, sur la toile, la projection d’une représentation de tableau : une œuvre de Jérôme Bosch ! La clé de tout cela ? Peut-être : nous en sommes à l’apocalypse, au jugement dernier, bien après tout ce qui s’est joué dans le monde des hommes, et qui apparaît rétrospectivement ridicule alors que l’heure ultime est venue. Oui, pourquoi pas.
Mais le problème est que tout ce dispositif – conceptuel dans son déferlement systématique – nous installe à mille lieues de l’œuvre et de ses enjeux. Aucune émotion. Nous regardons.
Une fois de plus, l’œil ferme l’oreille ! Il nous faut multiplier les efforts pour écouter, pour apprécier à leur juste valeur le chant et le merveilleux écrin orchestral que Beethoven lui a offert.
Dommage dans la mesure où Marc Minkowski ( qui doit se casser le cou pour diriger des chanteurs surélevés éparpillés) a manifestement réussi à stimuler l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg pour cette partition qui réserve de si beaux moments aux instrumentistes, dommage pour les solistes manifestement au diapason des exigences musicales et de rôles de leurs partitions – le Florestan de Michael König impose sa présence (il est vrai qu’il est au niveau et au-devant du plateau), Christiane Libor-Leonore a de superbes expressions pour son pari dangereux récompensé, Franz Hawlata-Rocco fait bien ressentir l’humanité profonde de son personnage, Carolin Jestaedt-Marzelline, la naïveté du sien, Julien Behr-Jacquino est savoureusement niais, Evgeny Nikitin-Pizzaro est très méchant, mais desservi par ses apparences grand-guignolesques. Quant à Cody Quattlebaum-Don Fernando, perché tout en haut des praticables, il est la basse qui convient pour tout conclure heureusement. Dommage aussi, mais leur masse fait qu’ils s’en sortent mieux, pour le superbe Arnold Schoenberg Chor.
Achim Frayer nous prive d’une meilleure rencontre avec une œuvre si rare.
Grand Théâtre de Luxembourg – 5 décembre 2018
Stéphane Gilbart
Crédits photographiques : Monika Ritterhaus