Flagey Piano Days : au bonheur des pianophiles

par

François Frédéric Guy

Pour le pianophile, les Flagey Piano Days sont bien sûr une aubaine mais bien davantage encore un véritable régal. En effet, outre les concerts avec orchestre, c’est surtout la succession de récitals d’une heure (généralement sans entracte) de piano seul ou de musique de chambre qui fait le bonheur des adorateurs de l’instrument-roi.

Pour cette édition 2016 ouverte par le plus que prometteur pianiste belge Julien Libeer, l’auteur de ces lignes eut l’occasion d’assister à trois récitals de pianiste de premier plan dont aucun ne déçut les attentes légitimement soulevées.
Pour son récital du samedi en début de soirée, François-Frédéric Guy -encore fraîchement auréolé des critiques unanimement positives recueillies par son intégrale des oeuvres pour violoncelle et piano de Beethoven avec Xavier Philips récemment parue chez Evidence- montra l’étendue de son talent dans un programme aussi inattendu qu’interprété avec une redoutable intelligence et une brûlante conviction, même si le brillant interprète dut se satisfaire d’une salle modestement remplie. Les absents eurent bien tort, puisque, dès les Funérailles de Liszt, Guy fit entendre un un jeu puissant, une belle sonorité pleine, et surtout une interprétation remarquablement construite, évitant tant la virtuosité clinquante que les faux airs de penseur que certains se donnent dans cette musique. Dans la Sonate n° 9 « Messe noire » de Scriabine, il maîtrisa brillamment les orages de la partition sans insister complaisamment sur son côté morbide. On a déjà entendu des Scriabine plus vénéneux, mais pas plus convaincants. François-Frédéric Guy choisit de conclure son récital en y incluant, comme seraient bien inspirés de le faire bien plus de ses confrères, une pièce contemporaine, en l’occurrence l’imposant Les Travaux et les Jours (2002) de Tristan Murail, inspiré par le célèbre poème d’Hésiode. Cette imposante et ambitieuse composition de plus d’une demi-heure s’inscrite pour bonne part dans la tradition du piano «liquide» français, dérivé des Jeux d’eau à la Villa d’Este de Liszt via les Reflets dans l’eau de Debussy ou les Jeux d’eau et Ondine de Ravel. Espérons que d’autres pianistes de ce rang mettront cette belle composition à leur répertoire.
La superbe prestation de Guy fut suivie par celle, très attendue, de Paul Lewis. Même si le pianiste anglais s’est fait une belle réputation de schubertien et beethovénien, je reconnais avoir été jusqu’ici un peu rétif à ses interprétations toujours marquées au sceau d’une belle franchise et d’une irréprochable probité, mais manquant souvent de fantaisie. Se produisant devant une salle pleine, le pianiste anglais entama son récital par la Sonate en Si majeur, D. 575 de Schubert. Si l’interprète put mettre en évidence son approche franche et chantante dans le premier mouvement suivi d’un Andante prenant et d’un Scherzo alternativement chantant et bondissant, puis d’un Allegro giusto final où il fit entendre de beaux talents de conteur, on lui reprochera de ne pas arriver à se départir d’un esprit d’imperturbable sérieux, insensible au côté à la fois innocent et primesautier de la si souvent imprévisible inspiration schubertienne. On peut aussi se demander si un moderne Steinway aux basses assez lourdes (et que l’interprète ne crut pas bon d’alléger) est vraiment l’instrument idéal pour ce type de Hausmusik. Quant aux Trois Intermezzi, op. 117 de Brahms, joués avec une belle pâte sonore et une réelle probité musicale, il leur manqua cette ineffable poésie qui fait la différence entre une exécution honnête et une véritable recréation. Mais la bonne surprise vint de Après une lecture du Dante de Liszt, où, dès le début, Lewis rendit avec un extrême bonheur le caractère démoniaque et fiévreux de la musique (et ce ne sont pas les cascades d’accords et les terribles successions d’octaves qui lui firent peur), tout comme il sut faire montre de beaucoup de sensibilité et de délicatesse dans les passages lyriques de l’Andante central. Tout ceci déboucha sur une version non seulement absolument assurée sur le plan technique, mais portée en outre par un véritable souffle dramatique. Une grande réussite à mettre au crédit du pianiste de Liverpool.
Le lendemain dimanche, le tout dernier concert de la série permit d’entendre la légendaire Elisso Virsaladze qui s’était déjà produite l’avant-veille avec le Brussels Philharmonic dans le Premier concerto de Tchaïkovski. Pour clôturer ce mini-festival en beauté, elle offrit à une salle comble deux chefs-d’oeuvre absolus de la musique de chambre, les quintettes pour piano et cordes de Brahms et Schumann. Inutile de dire que dans un cas comme dans l’autre, la prestation de l’illustre pianiste géorgienne fut parfaite: un son un peu sec, un style dépouillé, une façon d’aller à l’essentiel de la musique sans fioritures inutiles (toutes qualités qui, dans ce mélange de poésie et de vigueur, rappellent beaucoup l’art du grand Rudolf Serkin) firent grande impression. S’y ajouta encore cette admirable capacité à s’exprimer sans retenue tout en n’écrasant jamais ses partenaires du Quatuor David Oistrakh. Malheureusement, le jeune ensemble russe laissa une impression plus que mitigée dans le Quintette de Brahms: son jeu -sincère certes- apparut peu raffiné et sans ressort, avec des sonorités guère flatteuses et une homogénéité et un fini bien en-dessous de ce à quoi on serait en droit de s’attendre de la part d’un ensemble permanent. Il faut cependant reconnaître que le quatuor moscovite rehaussa nettement son niveau de jeu dans le Quintette de Schumann, où l’altiste Fedor Bulygin, en particulier, fit entendre de belles choses dans la spectrale marche funèbre du mouvement lent. Néanmoins, on rêve à ce que l’alliance d’une pianiste de ce calibre avec un ensemble de tout premier plan, aussi rigoureux et passionné qu’elle -comme, par exemple, le quatuor Ebène ou celui de Jérusalem- eût pu donner.
Patrice Lieberman
Bruxelles, Flagey, les 20 et 21 février 2016

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