Gabriele Bonolis, à propos de Bruno Maderna

par

Gabriele Bonolis, compositeur, chef d’orchestre et violoncelliste italien fait paraître un album entièrement consacré à des œuvres de Bruno Maderna (Dynamic), autre grand compositeur et chef d’orchestre qui a marqué l’Histoire de la musique. L’excellence de cet enregistrement, qui fera date dans notre appréciation de l’art de Bruno Maderna, nous a donné envie d’en parler avec le musicien.

Que représente pour vous la figure de Bruno Maderna? 

Jeune étudiant au Conservatoire, j'ai toujours été attiré par la figure de ce musicien singulier, amateur de musique mais aussi de bonne chère et de bon vin. Maderna m'est toujours apparu comme un explorateur intrépide dans le domaine musical, à l'image de figures comme Ferdinand Magellan ou Adrien de Gerlache qui ont consacré leur vie à la découverte de notre planète ; c'était une recherche large, personnelle et imparable entre la musique de répertoire (notamment en tant que chef d’orchestre) et la Nouvelle Musique (en tant que compositeur et professeur). Souvent, je l'imagine engagé avec les machines complexes du Studio di Fonologia de Milan soutenu par la RAI : une sorte d'expert manipulateur de l'alchimie sonore flanqué d’un autre grand gourou d'avant-garde, Luciano Berio, avec qui il partageait des passions et une grande amitié. Il existe un témoignage poétique de l'écrivain Gianni Rodari -né la même année que Maderna, en 1920- où l'on imagine une "maison musicale" dans laquelle se trouve également Bruno Maderna: "Voici la maison en musique. Elle est faite de briques musicales, de pierres musicales. Ses parois, frappées à coups de marteaux, font toutes les notes possibles. Je sais qu'il y a un do dièse au-dessus du canapé, le fa le plus aigu est sous la fenêtre, le sol est tout en si bémol majeur, une tonalité excitante. Il existe un merveilleux portail électronique atonal, sériel : il suffit de le toucher avec vos doigts pour en extraire tous les trucs de Nono-Berio-Maderna. Pour faire délirer Stockhausen [...]»

Qu’est-ce qui vous a motivé à lui consacrer un album ? Comment avez-vous choisi le programme des œuvres présentes sur cet album qui compose un portrait assez éclectique de Maderna ? 

L'idée de consacrer un album à Bruno Maderna est née après un concert en streaming live réalisé avec l'Ensemble Bruno Maderna (pendant la période Covid) à l'occasion du 57ème Festival de Nuova Consonanza : la représentation a eu lieu en direct du Conservatoire Pergolesi de Fermo dirigé en cette période par Nicola Verzina (musicologue passionné par Bruno Maderna), qui a promu avec beaucoup d'énergie la naissance d'un ensemble portant le nom du compositeur vénitien.

Le concert a eu des centaines de vues : parmi les nombreux compliments que nous avons reçus, il y avait aussi ceux de Danilo Prefumo, directeur artistique de la maison de disques Dynamic : Danilo m'a demandé de réfléchir à un enregistrement à partir du programme présenté lors du concert, en l'étendant à notre goût. À partir de morceaux du répertoire de chambre comme Honeyrêves pour flûte et piano, j'ai eu l'idée de passer à des œuvres d'envergure plus large : j'ai donc créé un programme musical qui, à partir de la Sérénade n.°2 pour 11 instruments ( 1957) aboutit à un grand chef-d'œuvre tel que Venetian Journal (1972) : en embrassant des partitions très différentes composées au cours des 15 dernières années d'activité de Maderna, on a tenté d'offrir une large vitrine des différents langages et styles adoptés par le compositeur.

Notre époque est désormais plutôt hermétique à la notion d'avant-garde comme Maderna a pu l’incarner. Quels enseignements peut-on retenir de son engagement dans la modernité? 

Je crois que le trait distinctif de la grandeur artistique de Bruno Maderna est d'avoir su parcourir toutes les aventures de l'avant-garde sans jamais perdre le contact avec l'histoire de notre art, en ayant maintenu la présence constante du passé dans l'exploration la plus courageuse du matériau sonore. Animé par l’idéal de simplicité monodique, idéal paradoxalement anachronique pour un compositeur d’extrême avant-garde tel qu’il fut, Maderna échappe au pansérialisme en renonçant à l’énorme richesse de moyens techniques et de possibilités orchestrales accumulées par la musique des deux cents dernières années. C'est sa leçon pour nous, la postérité.

Est-ce que la figure de Maderna vous inspire personnellement ? 

Pour Maderna, la Grèce représente la terre mythique où se trouvent les racines du langage musical occidental : son inspiration se réfère à ce que Massimo Mila définit comme « le nombril historique de la musique », c'est-à-dire au noyau des documents parvenus à nous de la musique grecque antique. Je fais référence à la célèbre « Épitaphe de Sicile », une mélodie hellénique qui accompagne les vers d'une stèle funéraire du Ier siècle avant J.C. et que Maderna utilise comme monodie mélancolique pour l'incipit de sa Musica per orchestra de 1952. Cette inspiration du monde classique est aussi pour moi une référence fondamentale dans mon activité de compositeur.

La tradition interprétative des œuvres de Bruno Maderna (tout comme celles de ses amis Pierre Boulez, Henri Pousseur, Karlheinz Stockhausen…) me semble (c’est du moins un avis personnel), plutôt en train de disparaître. Ces musiques, marquées par une radicalité, sont désormais plus des lignes dans les Histoire de la musique au XXe siècle, que des lignes sur les programmes des concerts ou des études des conservatoires. Comment parvenez-vous, avec l’aide du Bruno Maderna Ensemble, à rendre si vivante et si vivifiante vos interprétations ?   

Tout d’abord merci pour cet avis si flatteur. Depuis mon premier contact avec la musique de Maderna, j'ai essayé de pénétrer et de m'imprégner de son univers acoustique composé de mélos anciens et d'un kaléidoscope de suggestions sonores de son monde contemporain ; j'ai ensuite pris en compte une pensée importante de sa part qui a inspiré mes choix : « Malheureusement, nous connaissons assez bien notre musique que depuis Monteverdi. Et ces quatre siècles de musique, depuis la nouvelle pratique de Monteverdi jusqu'à aujourd'hui, me semblent, tout bien considéré, très homogènes, beaucoup plus proches les uns des autres qu'on pourrait le croire. Donc, pour moi, toute la musique de Monteverdi jusqu'à aujourd'hui est pratiquement de la musique contemporaine ».  Considérer les partitions de Maderna comme faisant partie du « répertoire classique contemporain », m'a donc permis de trouver l'énergie adéquate pour les faire revivre.

A lire votre biographie, vous êtes un musicien, compositeur, chef d’orchestre, très versatile et qui n’a pas d'œillères. Qu’est-ce qui vous motive à explorer tant d’aspects, de la musique de film à la fosse de l’opéra en passant par la défense au disque de la musique de Maderna ? 

La polyvalence d'un musicien est à mon avis une caractéristique qu'il faut admirer : la figure de Leonard Bernstein est en ce sens un exemple admirable auquel j'ai toujours fait référence. Sa grande curiosité envers tous les genres musicaux tels que la musique symphonique, le théâtre musical, les comédies musicales, le cinéma, abordés dans le rôle de pianiste, chef d'orchestre et compositeur, m'a grandement fasciné et inspiré. Enfant, lorsque j'étais étudiant en violoncelle et piano, je cherchais souvent le contact avec l'univers du jazz malgré que mes professeurs essayaient de ne pas me laisser "franchir la frontière" de la musique classique : j'ai toujours désobéi à ce type de diktat et, même pendant mes études composition et direction d’orchestre, j’ai gardé les portes ouvertes à tout type d’expérience, y compris le cinéma. Je suis sûr que l'approche de différents genres musicaux peut grandement enrichir la capacité d'aborder l'architecture musicale avec une perspective large, je dirais à 360°. Maderna lui-même disait d'ailleurs de lui-même : « Je préfère courir le risque d'être jugé éclectique plutôt que celui d'être jugé spécialiste ».

Pouvez-vous nous parler de vos futurs projets ?

Juste pour rester sur le thème de l'éclectisme, je serai engagé le mois prochain aux côtés d'un trio d'excellents musiciens de jazz (Paolo Di Sabatino -pianiste et arrangeur, Luca Pirozzi -basse, Roberto Gatto -batterie) et d'un orchestre à cordes composé de jeunes du Conservatoire de L'Aquila où je suis professeur de Musique de Chambre : nous développerons un projet de concert et d'enregistrement sur Henry Mancini, le célèbre compositeur américain d'origine italienne, dont l'année 2024 marque le centenaire de naissance. Cela sera suivi de divers engagements en été et en automne avec des orchestres symphoniques italiens tels que le nouvel Orchestra Sinfonica 131 della Basilicata et l'Orchestra Roma Sinfonietta.

Le site de Gabriele Bonolis : www.gabrielebonolis.com

A écouter :

Bruno Maderna : Venetian JournalSerenata per un satellite, Serenata Nr. 2HoneyrevesAulodiaWidmung. Bruno Maderna Ensemble, Gabriele Bonolis.  Dynamic. CDS8008

Crédits photographiques : DR

Propos recueillis par Pierre-Jean Tribot

Vos commentaires

Vous devriez utiliser le HTML:
<a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <s> <strike> <strong>

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.