Brillante perspective sur le plain-chant tchèque, entre tradition latine et réforme hussite
Jistebnický Kancionál. Sound of the Bohemian Pre Reformation. Ensemble Tiburtina, Barbora Kabátková. Juin 2020. Livret en anglais et tchèque ; texte des chants en langue originale, traduction anglaise. TT 59’38. Supraphon SU 4291-2
En 1872, un lycéen de Tábor découvrit un trésor dans le grenier du presbytère de Jistebnice : un manuscrit contenant provision de chants nationaux, vraisemblablement élaborés à Prague au XVe siècle, pendant l’essor de l’Église hussite. On pense que ce précieux volume, probablement rédigé vers 1520, fut amené dans un monastère de Bohême par Pavel Pamonidas, un abbé qui venait d'y être nommé. Dans son ouvrage The Rise of european Music 1380-1500 (Cambridge University Press, 1993, pages 328 & 512), Reinhard Strom rappelait combien de tels kancionály (apparentés aux recueils de dévotion nommés cantionalia qu’on trouve dans toute l’Europe du nord et de l’ouest) fleurirent en Bohême où ils intégraient des chants sacrés mais aussi spécifiquement cultuels. Ces compilations furent perpétuées par des communautés de literati, membres de la classe moyenne dans un contexte de réforme protestante.
Les sources latines furent traduites en langue tchèque afin de les rendre plus intelligibles. Certaines avec une grande fidélité à l’original. Toutefois, la métrique, la versification, les rimes des textes poétiques durent être adaptées ou transposées : la communication du sens prima sur la forme. Ce plain-chant illustre les moments importants de l'année liturgique. Puisant parmi les 370 pièces préservées dans les quelque 130 feuillets du Jistebnický Kancionál, le programme du disque se structure en quatre thématiques. Encadrant un volet dédié à la joie de la résurrection (on ne manquera pas les touchants alléluias du Radujme se všickni nynie en plage 5 !), les deux principales évoquent le Triduum pascal et la fête du Corpus Christi, dont on sait l’importance pour la doctrine utraquiste. La troisième partie (plages 10 à 16) dédiée à la communion eucharistique se nomme d’ailleurs « laissez-nous manger la vie, laissez-nous boire la vie ». Le rite conventionnel est complété par un offertoire et son trope (Kněžie obět Boží & Budiž pozdraveno, tělo Kristovo) composés à Prague au milieu du XIVe siècle.
Barbara Kabátková découvrit ce recueil en consultant un essai de la musicologue Hana Vlhová-Wörner qui a signé l’érudit livret du CD, détaillant chaque pièce au sein du parcours. La directrice de l’ensemble Tiburtina entreprit d'enregistrer cette anthologie en s’appuyant sur trois sources : Bibliothèque Nationale de Prague et les deux volumes (Graduale, Cantionale) du Kancionál édités en 2005 et 2019. Au-delà de la sonorité « mouillée » de la langue tchèque qui dépaysera les mélomanes amateurs de plain-chant, on est surpris par l’expressivité, le piquant et la cursivité de la conduite vocale. Faisant peut-être d’opportunité vertu, Barbara Kabátková estime que les voix féminines (en l’occurrence six sopranos, trois altos) rendent particulièrement justice à ce codex, sans qu’elle nous explique la pertinence de son argument. En tout cas la troupe tchèque, que nous avions appréciée dans un récent album autour d’un retable d’Hans Memling (chez le label Accent, avec Wim Becu), se distingue par la luminosité et la saveur de ses timbres, où brillent les individualités, tant dans les unissons que les incursions solistes. L’acoustique de l’église Saint-Jacques de Zbraslav apporte une délicate réverbération à une interprétation qui semble plus éprise d’éclat que de solennité. Les ressources du plain-chant ne sont pas illimitées, mais l’équipe nous emmène dans une visite qui épargne toute lassitude, jusque les harmonisations du cantio Buoh všemohúcí, traité selon une guise de faux-bourdon.
Son : 8 – Livret : 9 – Répertoire & Interprétation : 9
Christophe Steyne