Gestrument, orchestre et clarinette solo à 16 de Jesper Nordin

Jesper Nordin (1971-): Emerging From Currents And Waves. Martin Fröst, clarinette ;   Swedish Radio Symphony Orchestra, Esa-Pekka Salonen. 69’40 – 2022 – Livret en : anglais, allemand et français. BIS Records. BIS-2559. 

Féru de high-tech -sur base de ses propres expériences de composition, il développe Gestrument, application musicale interactive, pilotée du bout des doigts, pour jouer et composer-, Jesper Nordin s’attaque, avec cette ambitieuse œuvre multimédia en trois parties, à l’éclatante question de l’impact de la technologie sur l’art -ou, pire, de leurs velléités conversationnelles- la chose est d’autant plus excitante que nous sommes plongés tout habillés (ébouillantés ?) dans le chaudron virulent de l’incessant progrès algorithmique, médiocrement avertis, sans même évoquer l’avenir de l’art, de l’incidence précise, concrète dans ses ramifications tentaculaires, de l’élémentaire publication sur un média (dit) social, de notre appréciation, évaluation ou compte-rendu, d’un risotto émouvant, d’un spectacle scolaire gluant ou d’une décision politique locale en faveur des jardins cyclables partagés : en d’autres mots, c’est le brouillard.

« Où va l’art ? », se demande donc Nordin, en Jean sans Peur, philosophe du 21e siècle.

Le compositeur suédois ose, sinon une réponse, du moins un essai (comme au rugby) : Emerging From Currents And Waves, pièce écrite pour grand orchestre et clarinette solo, donne, au chef et au soliste, un pouvoir en temps réel, via des capteurs de mouvement, sur la partie électronique, les instruments virtuels -sans parler du visuel numérique en conditions de concert (une chorégraphie en images, projetée sur des tissus transparents au-dessus de l’orchestre). Comme si Martin Fröst et Esa-Pekka Salonen n’avaient pas assez à faire… (Un hymne à ma mauvaise foi, car le dispositif, pour être complexe, est ingénieux -vous souvenez-vous des modes d’emploi d’antan ? Des pages et des pages pour utiliser un micro-ondes. Et aujourd’hui ? Quelques dessins stylisés et vous faites ce que vous voulez avec votre portable.)

Via le Gestrument (téléchargeable sur l’App Store ; amusez-vous), l’ensemble virtuel s’accole de façon cohérente aux musiciens, en chair, os et archets, dirigés par le chef : la technologie transforme, en temps réel, les mouvements (naturels) du clarinettiste en musique -comme une prothèse bionique augmente les potentialités d’un membre (une extension, pas une greffe). Dans les première et dernière parties (qui encadrent le concerto central pour clarinette), le chef agit, fige des sonorités, zoome, les déplace autour du public via des haut-parleurs disséminés dans la salle (il y en a 58, qui diffusent les sons de l’orchestre amplifié, des traitements sonores en temps réel et des instruments virtuels)- parfois, ses gestes créent des boucles.

A la lecture des paramètres du dispositif, on imagine le sourire de John Cage, réjoui du rôle prédominant accordé au hasard (des impulsions de Parkinsoniens ?) : mais non, les mouvements de Fröst et de Salonen ont leur place, nette et construite, sur la partition. Simplement, le soliste met au pas un chœur de seize clarinettes autour de son propre jeu et le conducteur puise dans un réservoir de rythmes et de sons trop complexes pour les humains de son orchestre.

Mêler conception artistique et technologie peut susciter crainte et désarroi, comme si l’humain s’oubliait lui-même dans son avancée technique : les dispositifs de Jesper Nordin servent sa musique, la déploient, l’animent d’un souffle de vie auxiliaire ; quand les instruments sont amplifiés, leurs sons retravaillés, enrichis, déformés, projetés, les instrumentistes restent les maîtres d’œuvre d’une musique pleine, à l’éloquence troublante -l’enregistrement, réalisé durant la création de la pièce et sa répétition générale à Stockholm, le 31 août 2018, est produit par le compositeur, maître des manettes du début à la fin.

« Où va l’art ? » Qu’importe, pour peu qu’on parcoure le chemin…

Son : 8 – Livret : 9 – Répertoire : 7 – Interprétation : 9

Bernard Vincken