Igor Markevitch en doubles coffrets
Igor Markevitch. The Philips Legacy. Orchestre des concerts Lamoureux, Concertgebouworkest, London Symphony Orchestra, URSS State Symphony Orchestra, Orquesta Sinfónica y Coros de la RTV Española, direction : Igor Markevitch. Livret en anglais. 1959-1968 1 coffret de 26 CD Eloquence. Référence : 484 1744
Igor Markevitch. The Deutsche Grammophon Legacy. Berliner Philharmoniker, Czech Philharmonic Orchestra, Orchestre des Concerts Lamoureux, The Symphony of the Air, direction : Igor Markevitch. 1953-1965 Livret en anglais. 1 coffret de 21 CD Eloquence. 484 1659.
Eloquence nous propose deux superbes coffrets qui reprennent les legs essentiels du grand Igor Markevitch tant pour DGG que Philips. En 47 Cd, on parcourt ainsi une œuvre unique enregistrée à travers le monde de 1953 à 1969 avec ses fidèles phalanges : l’Orchestre des Concerts Lamoureux dont il fut chef principal de 1957 à 1961 et l’Orchestre de la radio-télévision espagnole RTVE dont il fut le fondateur en 1965 et la figure tutélaire jusqu’à la fin de sa vie. On suit aussi le chef avec l’Orchestre Philharmonique de Berlin, avec le Concertgebouw d’Amsterdam, avec les grandes phalanges londoniennes mais aussi, de l’autre côté du Rideau de fer, avec l’Orchestre Philharmonique tchèque ou le Philharmonique de Moscou et celui d’Etat de Russie, sans oublier quelques gravures par delà l'Atlantique avec le Symphony of the Air étasunien. Ce coffret est d’autant bienvenu que la diffusion de ces disques a toujours été assez aléatoire, surtout pour tout ce qui est issu des fonds Philips, souvent repris par des piqueurs pas franchement scrupuleux !
Markevich c’est un cerveau et un style ! Un cerveau car le maestro a passé son temps à réfléchir, sur ses pratiques et sa philosophie avec de nombreux écrits, mais également à travers son travail sur les partitions. Cet axe essentiel culmine dans son Édition encyclopédique des neuf symphonies de Beethoven éditée au début des années 1980. Cette somme de référence est une révision complète avec synopsis historique, étude critique, analytique et pratique avec une étude préliminaire aux neuf Symphonies et un utile glossaire. C’est aussi un style avec une baguette rythmicienne vive comme le coup de crayon aiguisé d’un dessinateur, un geste de chef capable de faire ressortir l’énergie nerveuse des partitions sans jamais en épaissir la structure. Au final, Markevitch est indubitablement un chef moderne qui regarde vers l’avenir et dont l’approche méticuleuse annonce le travail du mouvement baroque qui restaura l’esprit des oeuvres par l’étude minutieuse des manuscrits et des sources.
Son Mozart affranchit déjà des codes interprétatifs de son temps et les Symphonies n°34, n°35 et n°38 enregistrées entre Berlin et Paris ainsi qu’une Messe en Ut sont ciselées et finement musicales.
Les symphonies de Beethoven enregistrées par le chef sonnent contemporain, que ce soit dans la Symphonie n°3 avec le Symphony of the Air ou dans les Symphonies n°1, n°5, n°6, n°8 et n°9 avec l’Orchestre des Concerts Lamoureux qui s'affirment avec une vision énergique mais dramatique par la tension insufflée. Certes, l’orchestre parisien n’est pas la phalange la plus émérite techniquement mais ses pupitres sont galvanisés. On adore également les Ouvertures de Beethoven, tel des opéras en miniatures ! Une référence bien trop négligée.
Il en va de même de Symphonies n°3 et n°4 de Franz Schubert, allantes et fruitées, loin des options très romantiques de tant d’autres chefs d’alors ou d’une Symphonie n°4 de Brahms passionnante par son énergie nerveuse et le trait fin des thèmes, travaillés à la pointe sèche d’un artiste qui en expurge la graisse.
Avec les Symphonies n°103 et n°104 de Haydn enregistrées à Paris et une Création captée à Berlin (avec un trio vocal puissant : Irmgard Seefried, Richard Holm et Kim Borg), on est face à de solides lectures qui ont bien plus vieilli que les Mozart, Beethoven, les Schubert et le Brahms.
Le style de Markevitch s’affirme toujours très narratif avec une baguette virtuose qui fait ressortir l’énergie dramatique. On n’est ainsi pas surpris de l’entendre très à son affaire dans les œuvres à programme de Berlioz (Harold en Italie et la Symphonie Fantastique à Berlin, et la Symphonie Fantastique et la Damnation de Faust avec les Concerts Lamoureux). Son intégrale des Symphonies de Tchaïkovski (avec la Symphonie Manfred) enregistrée à Londres reste une immense référence par le talent du chef à imposer une direction allante et alternante qui expurge le compositeur de mièvrerie et de sentimentalisme. C’est du Tchaïkovski haletant comme on aime, magnifiquement porté par un London Symphony Orchestra aux sommets. Il en va même pour un album Rimsky-Korsakov qui brille de mille feux dans Shéhérazade et le Capriccio Espagnol (LSO) ou une lecture colorée et poétiquement picturale des Tableaux d’une Exposition de Moussorgski dans l’Orchestration de Maurice Ravel enregistrée à Berlin. On place au même niveau un album de parade : 1812 de Tchaïkovsky, la Grande pâque russe de Rimsky-Korsakov et les “Danses polovtsiennes” du Prince Igor de Borodine.
Compositeur lui-même, Markevitch était l’un des défenseurs de la musique de son temps. Il fut l’un des plus grands interprètes du Sacre du Printemps de Stravinsky et le coffret consacré aux gravures Philips reprend quelques gravures légendaires, à commencer par l’Histoire du Soldat narrée par rien moins que Jean Cocteau avec Peter Ustinov en diable.
Enregistrée à Vevey en 1962, cette gravure reste sans doute la plus grande interprétation de cette partition fascinante et fabuleuse dans l’économie de ses moyens. On reste au même niveau avec une lecture au scalpel chorégraphique du ballet Apollon musagète (dans la version de 1947) avec le London Symphony Orchestra. On se régale aussi des petites pièces : Suites n°1 et n°2 pour petit orchestre, 4 études norvégiennes et la Circus Polka for a Young Elephant, superbement dirigées avec sens du rythme et des couleurs. On aime aussi fabuleusement la Symphonie de Psaumes gravée à Moscou avec l’Orchestre d’Etat de Russie en 1962, au firmament de la guerre froide ! On sent l’émotion de tous les instants à travers cette interprétation là encore légendaire. Au pupitre des Concerts Lamoureux, Markevitch est un conteur exceptionnel des rares Choéphores de Darius Milhaud, monolithe dramaturgique qui est porté par un souffle idoine. Dans la Symphonie n°5 d’Honegger, on retrouve la baguette narrative alliée à un sens de rythmicien et le coloriste qui fait merveille dans la musique française. On reste en France avec une Mer de Debussy irisée de couleurs fauves et une suite n°2 de Bacchus et Ariane de Roussel magistrale de fluidité et de puissance. Jeux d’enfants de Bizet et la rare Symphonie n°2 de Charles Gounod, avec ses Parisiens, sont des modèles interprétatifs.
L’un des trésors du coffret Decca réside dans les gravures de musique espagnole avec l’Orchestre de la RTVE. Certes, la phalange madrilène n’est pas la plus flatteuse en justesse et précision, mais le sens du rythme du chef met en valeur ces belles oeuvres. On retient ainsi les deux précieux disques de l’Anthologie de la Zarzuela avec des extraits d’oeuvres en technicolor et ultra-vitaminées de Manuel Penella, Francisco Alonso, Ruperto Chapí y Lorente , Federico Chueca, Gerónimo Giménez, Francisco Asenjo Barbieri, Manuel Fernández Caballero, Tomás Bretón, Pablo Luna, Vicente LLeó Balbastre et Amadeo Vives. On aime aussi le volume choral avec un parcours à travers le temps : de Tomas Luis de Victoria et son Magnificat primi toni aux Canticum in P.P Johannem XXIIII d’Ernesto Halffter, certes, on fait mieux philologiquement dans les oeuvres baroques et classiques, mais le panorama offert était alors unique. Enfin, gardons pour la fin deux albums qui firent les beaux jours des collections et compilations économiques du début du CD : De Falla (Nuits dans les Jardins d’Espagne et l’Amour Sorcier), Ravel (Bolero) et Chabrier (Espana) et un album plus purement hispanisant qui nous conduit à travers de Falla, Albeniz, Granados et E.Halffter
Du côté des raretés et des chemins de traverses, on pointe un Requiem de Verdi poignant enregistré à Moscou avec une distribution de choc : Galina Vishnevskaya, Nina Isakova, Vladimir Ivanovsky et Ivan Petrov. Ce n’est certes pas l’interprétation la plus idiomatique du chef d'œuvre de Verdi, mais on admire la force qui se dégage de cette interprétation foncièrement sincère et aux artistes engagés. Les Ouvertures du même Verdi captées à Londres sont parfaitement colorées et ciselées par un amoureux de la forme très à son affaire dans cet univers théâtral. A Moscou, Markevitch avait enregistré des mélodies de Moussorgski avec Galina Vishnevskaya et un album “enfantin” avec la pianiste Olga Rostropovich (la fille de Galina Vishnevskaya et Mstislav Rostropovich) avec le rare Tati-Tati de Tcherepnin et des tubes comme la Symphonie des jouets de Leopold Mozart et la petite suite de Jeux d’enfants de Bizet.
Comme accompagnateur, le chef sert magnifiquement la grande Clara Haskil dans les Concertos n°20 et n°24 de Mozart, le Concerto n°3 de Beethoven et le Concerto n°2 de Chopin : de grandes références qui traversent les époques avec le maturation d’un millésime de prestige. Le chef est un peu moins à son affaire dans un Concerto à la mémoire d’un Ange de Berg plutôt bigarré en compagnie du grand Arthur Grumiaux enregistré à Amsterdam. Accompagnateur choral, il livre des interprétations engagées et dramatiques de la Rhapsodie pour alto de Brahms (avec la grande Irina Arkhipova au timbre unique) et de Psalmus Hungaricus de Zoltán Kodály (avec le ténor Robert Ilosfalvy) au pupitre des formes chorales et symphoniques d’Etat de Russie ; là encore, c’est peu idiomatique, mais tellement vivant et intense qu'on se plaît à écouter à l’envi ces enregistrements. Du côté des chemins de traverses, on se régale des timbres des instrumentistes français dans un Concerto pour basson de Mozart (avec Maurice Allard au basson) et une Symphonique concertante de Haydn avec Georges Alès au violon, André Rémond au violoncelle, Emile Mayousse au hautbois, et Raymond Droulez au basson) avec les Lamoureux.
Enfin, saluons deux réussites chorales gravées à Prague avec la Philharmonie tchèque : le Requiem de n°2 de Cherubini et la Messe de la Sainte Cécile, deux réussites majeures qui témoignent de l’immense répertoire du chef.
Le remastering Eloquence est absolument formidable et il redonne une dynamique et une fraîcheur à ces gravures qui nous plongent au coeur des caractéristiques des instrumentistes et on se régale de la verdeur si française des pupitres de l’Orchestre Lamoureux ou du velouré si caractéristique des cordes phalanges russes. Les deux coffrets sont de beaux objets avec une reproduction des visuels d’origine. Dès lors, ces deux briques sont des pierres angulaires de l’art de l’interprétation.
Pierre-Jean Tribot